DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre XII - 1936-1937

1 – FRASQUES A MARSEILLE

 

Leur arrivée dans la citée phocéenne n’est pas mieux organisée que leur départ. Engueulades, attente, débarquement et enfin, mise en rang. Ils grimpent dans des camions militaires qui les mènent au Camp de Sainte-Marthe, immense quartier de transit où ils débarquent vers onze heures.

A la cantine on leur sert une espèce de soupe dégouttante qui n'est ni pire ni meilleure que celles qu'on leur servait à Sefrou. Ils ne s'étaient pas fait d'illusion et en avaient pris leur partie. Le départ pour Metz était prévu à cinq heures le lendemain matin, depuis la Gare Saint Charles. Ils apprennent qu'ils ont quartier libre jusqu'à vingt et une heures et c'est plutôt une bonne nouvelle, seulement ils ne peuvent sortir du camp.

- Vous vous rendez compte les gars, on est à Marseille et on peut même pas y traîner nos guêtres !

- Ouais, c'est impensable ! quand je pense que la Canebière nous attend, là-bas.

- Moi j'aurai bien aimé voir le port et ce fameux pont transbordeur, dit Albert, les yeux pétillants.

Soriano, qui connaît bien ses compagnons, n'a aucun mal à imaginer leurs intentions. Comme c'est le plus raisonnable, il tente de les convaincre de se tenir tranquilles.

- Eh les gars ! Calmos. Et les aléas, vous avez pensé aux aléas ?

- Aléa, qui c'est s'uilà ? dit Amitrano en éclatant de rire.

- Oui, d'accord Soriano, mais on sera rentré pour l'appel, renchérit Lloret.

- N'entends-tu pas l'appel des jolies Marseillaises ? dit encore Amitrano en bombant le torse simulant une énorme paire de sein avec ses deux mains et en tortillant son derrière.

Albert et Jean-Marie les écoutent en souriant, sans rien ajouter, mais leur silence en dit long, et Soriano, qui est faible, se laisse convaincre par cette bande d'énergumènes si déterminés. Il y a tant de va-et-vient dans le camp qu'ils peuvent sortir sans problème et, vers quatorze heures, ils sont dans le tramway en direction du centre ville. Ils ont de quoi faire la fête, leurs poches avaient été remplies par les parents, les tantines et les marraines avant leur départ.

Ils montent dans un bus, descendent aux Réformés et décident de "faire la Canebière" à pied, jusqu'au port qu'ils aperçoivent tout au bout de la longue avenue. Inondée de soleil, en ce début d'après-midi de fin juillet, malgré la chaleur, la grande avenue grouille de monde, l'animation est extraordinaire. Pas le moindre souffle de vent. Ils ne font donc pas la sieste dans ce pays ! Quelle joie de vivre dans cet accent chantant qui fleure bon le thym et le romarin, les calanques et la mer luisante sous le soleil. Ils s'installent à la terrasse d'une brasserie à l'angle du boulevard d'Athènes qui mène à la gare Saint Charles et voient défiler tant de monde qu'ils en ont le tournis. La bière est bien fraîche et les filles magnifiques. Soriano suit des yeux toutes les jolies brunes dont les robes légères volettent sous le léger courant d'air produit par ce carrefour, laissant voir des jambes halées à souhait. Albert donne un léger coup de coude à Jean-Marie,

- Regarde Soriano, il est comme un fou.

- Ouais et il ne voulait pas venir ! Eh ! Soriano, tu veux retourner au camp ? Tiens, tu viens de rater le tram, s'écrie Jean-Marie en éclatant d'un grand éclat de rire.

- Bon ! on y va, dit Albert, piaffant d'impatience.

- Où ça, s'écrient ses camarades, presque en cœur.

- Ben voir le port !

Ils descendent sans se presser, s'arrêtant ici et là attirés par les devantures des magasins, les boutiques de souvenirs, se retournant de temps en temps pour suivre du regard une fille plus attirante que les autres. Au fur et à mesure qu'ils s'approchent du port, l'air devient un peu plus frais avec des odeurs d’iode.

Sur le quai, les pêcheurs vendent le fruit de leur pêche du jour. De grosses femmes haranguent les passants en termes fleuris. De chaque côté du port, les terrasses des petits bars ou restaurants forment autant d'invitations au farniente et, tout au bout, vers le Fort Saint-Nicolas, majestueux, trône le fameux pont transbordeur sur une mère luisante comme un miroir.

Leur attention est tout à coup attirée par un accent qu'ils connaissent bien. Un arabe, enfoui sous trois ou quatre tapis, vient d'aborder quelques marins en goguette qui le rabrouent. Il vient vers eux. Ils se regardent et, au comble du plaisir, échangent des clins d’œil plein de connivence.

- M'sio militir ti m'achite li juli tampi. Pire line,  espicial di Fès.

Ils jouent le jeu un bon moment, paraissant intéressés puis, décrètent que c'est trop cher et continuent leur route. L'autre ne désarme pas, les suivant, baissant encore le prix. La scène se termine au pied du pont transbordeur lorsqu' Albert lui dit en arabe.

- T'as pas de pot mon frère, on arrive justement de Fès et on en a rapporté un stock.

- Si tu veux, on peut même t'en vendre, ajoute Jean-Marie pour se débarrasser de lui.

- Combien ? dit le vendeur sans se démonter.

- Ben mon vieux, t'es gonflé toi. T'en achèterai ? Alors ça marche ton commerce !

- Pas avic li militire comme toi no, mi avic li frangaoui j''y fi li pognon ! D'où ti viens ?

- De Fès je viens de te le dire.

- Moi  j'vians di Sefrou, ti conni Sefrou ?

- Putain ! ne me parles pas de ce bled pourri. Il y fait un froid de canard.

- No, si pas un blid porri. C'est jouli blid, rétorque le vendeur vexé.

- Bon allez salut Mohammed,

- Di m'sio militir, ti ritorne à Fès,

- Non mon vieux, maintenant on retourne pas à Fès, on va à Metz, dit Albert en s'éloignant avec ses compagnons.

- Attend, ji va ti donni l'adrisse di mon cosin à Mis, il a di jouli magasin.

- Eh Albert ! c'est toi qui voulais voir le pont transbordeur non ! lui dit Jean-Marie. Le pays te manque déjà que tu papote avec le premier Sidi venu.

- J'arrive ! Salama Mohammed,

Mohammed reste un moment dépité, mais il aperçoit tout à coup un autre groupe de militaire en compagnie de deux jeunes filles et se précipite vers eux.

- M'sio militir, ti vian di Maroc toi.

- Non pourquoi ?

- Ji jouli tampi por toi et matmazelle.

- Tes tapis tu peux te les foutre au c...

D'abord surpris puis fou de rage, l'arabe sort tout un chapelet d'insanités qui déclenche l'hilarité générale des soldats en balade.

Albert, tient surtout à les entraîner au bout du quai pour voir le fameux pont transbordeur. Il est impressionné par cette formidable machinerie imaginée par l’Ingénieur Arnodin. Il se souvient d'avoir lu qu'il était composé de deux pylônes d'un peu plus de 85 mètres de haut (l’un sur le quai de la Tourette, l’autre près du Fort St. Nicolas) de 240 tonnes chacun. En levant les yeux, à une cinquantaine de mètres au dessus de la mer, le tablier de deux cent mètres relie les deux pylônes. La nacelle y était encore suspendue par des câbles et devait évoluer près de l’eau. Elle faisait la navette entre les rives en 1 minute 30. Le passage des marchandises facilitait l'approvisionnement des magasins qui se trouvaient autours du quai du Port et des vieux Quartiers. Il avait retenu que, dans l'année, un million de voyageur et 50.000 voitures étaient transportés. En haut, il y avait un restaurant de poissons où la bouillabaisse et les langoustes étaient au menu.

Albert reste un long moment en admiration devant ce pont dont son grand-père lui avait tant parlé en lui montrant des coupures de presse. Ses copains, moyennement intéressés, comprennent mal l’intérêt d'Albert pour cette construction métallique qui n’était plus en service. (La suppression des installations avait été envisagée par lettre du 25 mai 1936, l'hoirie Arnodin avait fait savoir à M. le Directeur du Port qu'elle cèdait ses droits pour 650.000 Fr. Une étude de remplacement du Pont à Transbordeur par un bac à piétons était lancée). Albert rédige déjà dans sa tête, la lettre qu’il va envoyer à son grand-père pour lui expliquer toutes les sensations qu’il éprouve devant cet oeuvre.

Mais les copains finissent par le houspiller. Ils veulent aller de l'autre côté.

Ils prennent le bac, traversent le port et se retrouvent devant les bassins du carénage. Ils montent jusqu'au Palais du Pharo où ils apprécient la salutaire fraîcheur des jardins et le superbe panorama. D'un regard ils embrassent toute la ville avec à droite, superbe et majestueuse, Notre-Dame de la Garde qui veille sur la cité. Sur la mer, bleue, scintillante, calme comme un miroir crevé par les îles du Frioul, les petits bateaux de pêcheurs glissent sous une brise légère. Déjà, le soleil commence à descendre, le ciel prend une teinte rosée que seul un vol de gabians vient déchirer.

- C'est pas l'heure du pastis, demande Jean-Marie.

- Eh les gars ! vous ne croyez pas qu'il est tant de rentrer. Il est sept heures, s'inquiète Soriano.

- Alors c'est bien ce que je pense, c'est l'heure du pastis.

- Dis, on commence à peine à s'amuser. Tu ne vas pas commencer hein !

- Soriano ! arrête un peu de jouer les rabat-joie !

Comme tout le groupe parait d'accord pour l'envoyer paître, il n'ose plus rien dire. Une fois de plus il est bien obligé de suivre le mouvement. Ils finissent par dégoter un petit restaurant bien sympathique. La patronne, moulée dans une robe qui ne laisse aucun secret sur ses attributs, n'est pas farouche. Très chaleureuse, elle prend bien soin d'eux. Les militaires en goguette, c’est une clientèle à respecter parce qu'ils ne regardent pas à la dépense.

- Vé, comme ils sont beaux mes petits militaires ! Bonjour messieurs. Soyez les bienvenus chez Manon qui va bien vous gâter. Voyons, qu'est-ce que je vais leur donner de bon à ces petits, quelques gambas grillées avec un petit rosé bien de chez nous et peut-être un bel aïoli ou une anchoïade ou encore... Boudiou !, comme t'as de beaux yeux toi, dit-elle à Albert, avec son accent chantant.

- T'as un ticket ! chuchote Jean-Marie en donnant un coup de coude à Albert.

- Ouais, on verra ça sur la note, réplique Albert qui n'est pas dupe.

Elle les installe à une grande table de bois. Elle se penche plus qu'il n'en faut et astique la table, qui n’en a vraiment pas besoin, avec des mouvements lents qui font onduler son corps, des épaules jusqu'à la croupe bien ronde. Les jeunes gens bénéficient ainsi d'une vue extraordinaire sur les deux mamelons dorées et fermes de la drôlesse qui n'ignore rien de l'attrait de son décolleté. Les jeunes gens n'en peuvent plus. Elle leur offre l'apéritif en attendant que les gambas soient dorés à point et nos gais lurons apprécient fort cet accueil inattendu. Ils s'amusent follement, chahutent Manon qui n'a pas la langue dans sa poche, ne perdant pas de temps pour resservir une tournée.

Les crevettes sont délicieuses et Manon, ne se fait pas prier pour remplacer les bouteilles au fur et à mesure qu'elles se vident. L'anchoïade et les calamars bien assaisonnés y sont pour quelque chose. Ils trinquent à l'un, à l'autre, à Manon, aux jolies filles de la terre et même à Notre-Dame de la Garde. Ils sortent de table bien en forme et ont tous droit au baiser d'adieu de Manon qui les incite à revenir souvent.

- Quelle bonne femme ! s'étonne Soriano.

- Ouais, elle sait y faire ! T'as vu la note, renchérit Albert.

 Mus par un seul instinct, les fêtards se dirigent ensuite vers les lieux "de perdition". Ces boites à matelots où règne une ambiance particulière, d'où s'échappent de gros rires d'hommes et le gloussement des femmes, le plus souvent ponctué par le rythme d'un accordéon. Là ils dansent la véritable java, les mains posées sur les fesses de leurs cavalières qui se trémoussent sans vergogne en disant des mots inaudibles, avec une voix rauque et suave.Vrai, ça les change des filles du pays, si réservées, si pudiques qui ne sortent jamais sans chaperon. Ils traînent leurs bottes de troquets en guinguettes avec, à chaque escale, quelques verres de plus si bien, qu'à deux heures du matin, ils sont dans un état pitoyable.  C’est Soriano, toujours lui qui, malgré son état d'ébriété avancé, commence à parler de repli. Chez lui, la peur de la punition prime toujours sur la douceur des délices de Caponne. Mais tout de même, pour une fois, ils se rangent à cette sage initiative.

- Bon! Hip ! qu'est-ce qu'on fait !

- Ben à c't'heure-ci y'a plus de tram, hip !

- S'faut prendre un taxi, hips ! au tarif de nuit, hip ! le moteur va ronfler.

- Y'a qu'a s'cot, hip ! tiser.

- Allez mes seigneurs, à vos poches.

- Qui c'est qu'à des sous, hip !

Et ce fut l'horreur. Ils avaient dépensé sans compter et le résultat de la quête ne leur permettait même pas d’être véhiculés plus de trois cents mètres.

- Merde ! Faut qu'on rentre à pince, s'écria sentencieusement Jean-Marie, un peu dégrisé.

- Sans compter que, hip ! Bourrés comme on est, si on loupe le départ du, hip ! Régiment, on va être porté déserteurs, laisse tomber Soriano, toujours optimiste.

Le camps de Sainte-Marthe n'est pas à la porte d’à côté. Il se trouve sur un petit plateau et, dans leur état, cela représente une espèce de Galibier. Sans compter qu'ils ne connaissent pas la route faite le matin avec le tram et qu'à cette heure avancée, il n'y a pas grand monde dans les rues pour leur indiquer leur chemin.

- On va peut-être demander à un taxi, propose Albert, il y en a un là.

- Hip, comment t.tu va le payer …le taxi, pleurniche Soriano

- Il ne nous fera quand même pas payer pour nous indiquer la route, non…

Le chauffeur de taxi, complaisant, leur fait un tracé sommaire sur un bout de papier crasseux. Ils ont beau entonner ce vieil air militaire "la monteras-tu la côte fainéant, la monteras-tu ", compte tenu de leur allure plutôt zigzagante, ils ont l'impression de faire deux fois le même parcours, s'arrêtant parfois sous un réverbère pour vérifier s'ils sont toujours sur le bon itinéraire.

Vers quatre heures et demi, débraillés, encore avinés et, bien entendu, sans permission de nuit, ils abordent le Corps de Garde. Un sergent, peu amène, les menace de les foutre au bloc tout de suite lorsqu'il réussit à comprendre que leur Régiment part dans l'heure. Il les accompagne jusqu'à leur casernement et les présente à l'adjudant de compagnie qui use d'un langage fleuri, accablant le groupe d'épithètes injurieuses suivies de l'inévitable,

- Z'entendrez parler de moi et ça va pas être du gâteau !

- Ouaf ! l'est pas sympathique le môssieur ! s'exclame Lloret.

- Ta gueule, n'en rajoute pas.

- J'en étais sur, je savais que ça allait mal tourner, dit Soriano larmoyant.

- Soriano, oiseau de malheur, la ferme.

Le Régiment était déjà aligné, les sacs à terre et les hommes attendaient stoïquement depuis un bon bout de temps. C'est ça l'armée. Les ordres viennent d'en haut et leurs répercussions subissent toujours quelques retouches. Départ cinq heures pour le colonel, c'était quatre heures et demie pour le commandant. Ca devenait quatre heures pour le capitaine et, arrivé chez l'adjudant, c'était du trois heures et demie. Quant au caporal, pour ne pas se faire engueuler et être prêt à l'heure, il commençait à hurler "Debout là-dedans" dès trois heures du matin. A chaque rassemblement important, à cause de cette cascade hiérarchique, les soldats piétinaient des heures durant. Fort heureusement, les fêtards avaient pris soins de préparer leur paquetage avant de partir en goguette. Il ne leur restait qu'à repérer leurs sacs et à réintégrer les rangs.

Cinq heures vingt, branle-bas de départ. Pour se rendre à la gare Saint Charles, ils doivent redescendre cette côte qu'ils ont eu tant de mal à monter quelques heures plus tôt C'est plus facile mais les relents d'alcool troublent leur vue et ils ne peuvent avoir le même regard sur l'environnement. La veille il leur avait paru si séduisant ! Après la pagaille habituelle dans la gare, ils parviennent à s'installer dans le train spécialement formé pour le Régiment. Ils ne sont pas très en forme et se demandent bien ce qui les attend maintenant ; Avec un motif pareil c'était sûrement quarante-cinq jours de tôle si l'affaire n'allait pas plus loin que le colonel, soixante jours si elle arrivait au général. Finalement, même avec deux mois de tôle et le crâne rasé, les fêtards, mis à part le pessimiste Lloret, pensent que ce n'est pas trop cher payé pour leur première fiesta sur le sol de la Mère Patrie. Leur premier contact avec Marseille, s'il ne valait pas une messe, valait bien ce copieux arrosage au pastis. Ils avaient tout le temps de le cuver dans ce wagon bondé qui les emmenait dans l'Est de la France.

Le train spécial s'arrête dans certaines gares afin de rendre la voie libre aux trains de voyageurs mais ils ne s’en aperçoivent même pas. Ils dorment à poings fermés, imbriqués les uns dans les autres, afin de se tenir chaud, lorsqu'ils sont réveillés par la voix tonitruante du caporal qui annonce que le sergent avait à leur parler. Tout engourdis, ils apprennent qu'ils seront à Metz dans l'heure et qu'ils doivent revêtir leur tenue N° 1 parce qu'ils défileraient dans la ville. Ils disposeraient d'une demi-heure, en gare de Metz pour faire leur toilette et se raser.

- Quelle heure est-il ?

- Cinq heures et demie, vous vous rendez compte, y'a plus de trente huit heures qu'on est dans ce putain de wagon, qu'on a pas pu prendre une douche et ils nous demandent de mettre la tenue N°1 pour défiler.

Dans ce wagon, serrés comme des spaghettis en sachet, ils doivent défaire leur sac, sortir leur tenue, se déshabiller, se rhabiller sans pouvoir faire la moindre toilette sommaire parce que c'est toujours occupé, revêtir une tenue plus ou moins froissée, ranger le linge qu'ils ont sur eux, qui pue la sueur, le tabac, la nuit... Mais les ordres sont les ordres ! Il faut s'y plier. Ereintés, grincheux parce qu'ils ont froids, qu'ils ont faim, les soldats arrivent dans la grisaille. Il ne fait pas très chaud, pour faire sa toilette, dans cette immense gare où règne un courant d'air humide mais Albert ne peut se sentir sale. D'autres, plus frileux ou qui avaient pu faire leur toilette dans le train, sont allés se restaurer au buffet de la gare. Il se dépêche et après une douche rapide, a tout de même le temps de boire un café bien chaud.

L'accent des gens de l'est, dur, un peu traînard est assez surprenant pour ces hommes du Sud. Certains parlent même un espèce de patois qui ressemble à de l'allemand, avec des sons gutturaux se rapprochant assez de la langue arabe. Lorsqu'un homme parle c'est acceptable, mais Albert trouve cela très laid chez les femmes.

Après le radieux soleil du midi, les voila rassemblés sous une pluie battante et ils sont vite trempés comme des soupes.

- Ben ! elle est belle la tenue N° 1.

- Ouais ! on voit plus les faux plis !

Le Régiment est subdivisé. L'un des bataillons doit continuer sur Thionville et y caserner, le leur ira au Fort Moselle, à Metz nord, le reste est dirigé sur Fort Queleu, aux environs de Metz.

 

2 - LA PARADE

 

Leur bataillon est en rangs et aux ordres.

Le sergent-chef Jaubert, tambour-major, maniant sa grande canne, donne le signal et les premières notes de la musique du Régiment raisonnent. Instinctivement les hommes se redressent fièrement et le bataillon s'ébranle pour se diriger à pied, sous une pluie épouvantable, l'arme sur l'épaule, musique en tête pour un grand défilé à travers la ville. Malgré l'heure relativement matinale, huit heures trente environ, en dépit de la pluie, il y a rapidement beaucoup de monde dans les rues et aux fenêtres.

Les hommes s'étonnent de voir se former une foule toujours plus nombreuse qui n'hésite pas à braver ce sale temps pour voir passer des militaires.

 Pour la population messine, qui est une ville de garnisons, ce n'est pas n'importe quels militaires. Ils n'en ont jamais vu de semblables. Il faut bien reconnaître que le Régiment de Tirailleurs Algériens ce n'est pas un Régiment ordinaire. Ce défilé a de quoi intriguer la population qui leur réserve un accueil auquel le Régiment ne s'attendaient pas. Malgré les circonstances, ils sont magnifiques.

 En tête, un tirailleur à la démarche fière mène la mascotte, un énorme bouc aux cornes impressionnantes portant, sur le dos, une petite couverture aux couleurs du Régiment, bleue bordée d'or.

Suit un tirailleur du plus beau noir brandissant le "chapeau chinois", une longue perche drapée de tissu bleu orné d'or, surmontée d'un espèce de chapeau chinois en cuivre doré d'où pendent des queues de chevaux blancs et des languettes de cuivres qui cliquètent en s'entrechoquant. C'est l'ornement musical des "noubas", la musique nord-africaine.

Vient ensuite le sergent-chef Jaubert, maniant sa canne de tambour major avec beaucoup de maestria. Stimulé par les bravos que lui décerne cette foule enthousiaste, malgré cette eau impartiale qui lui dégouline dans les yeux, il fait des prodiges ; La canne enchantée roule autour de ses mains, de ses épaules, virevolte très haut dans les airs, fait plusieurs tours avant de revenir entre ses mains, pour s'enrouler encore autour de sa taille et ainsi de suite, au rythme de la musique qui suit.

L'étrange harmonie de ces barbaresques africains produites par les instruments garnis de petits oriflammes bleus et jaunes, scandée par les tambours entourés de tissus aux mêmes couleurs est si entraînante que la foule est en délire.

Les hommes qui défilent sont magnifiques dans leur grand pantalon blanc plissé qui flotte autour de leurs jambes, la taille ceinte d'une large ceinture rouge, le torse paré d'un boléro bleu garni de jaune. La coiffure blanche, du genre sikh indou, fait ressortir leur teint bronzé et ajoute encore de l'exotisme à cette tenue si chatoyante. Les soldats, portés par les encouragements de la population, fiers, ne sentent plus la fatigue et défilent dans un ordre impeccable.

 Partout dans la ville c’est le même accueil, boulevard de la Gare, rue Serpenoise, rue des Jardins, rue Pontifroy. Le pont de Metz Nord qui enjambe la Moselle est noir de monde. Place Pilatre des Rosiers, la population qui s'est rassemblée à put admirer ce Régiment qui, arrivé à destination, se range par compagnie, toujours dans un ordre impeccable, face à leur caserne du Fort Moselle.

La parade terminée, toujours en ordre, il franchissent l'entrée voûtée de l'énorme quadrilatère construit par Vauban, efflanquée d'une guérite, et pénètrent dans la grande cour au sol  pavé. Albert découvre avec stupeur les différents locaux hauts de trois étages, gris sous un ciel gris, dans lesquels il vivrait désormais avec ses camarades. Là finit l'ivresse et la chaleur de l'accueil, ils sont trempés, ils ont froid et tout à coup, ils sont saisis par une immense fatigue. Des gradés, se référant aux consignes qu'ils ont en mains, dirigent chaque compagnie vers les étages où se trouvent les chambrées qui leur sont réservées. C'est vieillot, avec des parquets à lattes martelés par des générations de troufions. Les lavoirs et les latrines se situent au rez-de-chaussée, il valait mieux ne pas être pris de dérangement subit.


3 - LE PRIX DE LA VIREE

 

Le soir après la soupe, de ce qui avait été une équipe de joyeux lurons, ne subsiste que sept garçons à la mine triste, au teint blafard, se remémorant les charmes de Manon pour se remonter le morale. Ils s'attendent à tout moment à être convoqués au quartier général et à passer leur première nuit messine en prison, mais rien ne vient troubler cette morne soirée.

Le lendemain matin, au rapport, après avoir cité leurs noms, le sous-officier de garde les informe du coût de leur délit. Les huit jours de prison donnés par l'Adjudant de Marseille se transforment, après les rallonges habituelles du capitaine, du commandant et enfin du colonel, par quarante-cinq jours d'enfermement. Encore heureux, l'affaire n'avait pas été portée aux oreilles du général.

Autorisés à ne prendre qu'une couverture, ils sont transférés, sans grand ménagement, dans les locaux disciplinaires de Fort Moselle, une grande pièce voûtée, sale et sombre, garnie de bat-flanc. Peu après leur arrivée, un homme se présente avec une tondeuse. Il se dit coiffeur ! Il les tond avec un plaisir non feint. Quel joie sadique pour les gradés qui sont là, se délectant du piètre spectacle représenté par ces jeunes hommes, perdant toute contenance en même temps que leur chevelure.  Albert n’a pas d’état d’âme. Ils avaient fait les couillons donc c'était normal, ils devaient payer. De toute façon, ils n’ont rien d'autre à faire. Ils doivent accepter leur sort en gardant le plus de dignité possible.

Ils passent quarante-cinq jours à exécuter de basses besognes. Albert pense souvent à ses parents, à sa mère surtout "Maman, si tu voyais ton fils" et il entendait la réplique des copains restés à Meknès qui, s'ils le voyait, ne manqueraient pas de s'exclamer "Aïe ! Albert, comment qu't'étais, comment qu’t'es devenu !". Les corvées sont plutôt variées. Balayage de la cour pour l'un, l'autre poussant la brouette, histoire d'enlever la poussière de gauche pour la mettre à droite. Les pluches, à la cuisine, où les patates qui passent entre leurs mains perdent un sacré poids. Ils doivent aussi nettoyer les latrines, bref les menues vexations qui sont le lot de tout militaire purgeant une faute. Cependant, comme ils sont ensembles, ils finissent par trouver cette situation plutôt comique.

Heureusement, tout à une fin, même les ennuis et ils arrivent au bout de leur peine.

Leurs cheveux, renforcés par la coupe raz le bol qu'ils avaient subies, ont fini par repousser drus. Propres, rasés de près, ils effectuent leur première sortie dans les règles, avec une permission en bonne et due forme, et s'apprêtent à se confondre à ces messins mais surtout à ces braves petites lorraines qui leur avaient réservé un si chaleureux accueil.

Albert sait bien que sa première sortie aurait dû être réservée à aller visiter sa tante mais il se dit, qu'après tout, elle comprendrait bien qu'il avait besoin de se divertir après ces quarante-cinq jours passé enfermé.

Metz, première ville de garnison, des soldats partout. En bleu, en kaki, tirailleurs, infanterie, génie et artilleurs se mêlent aux aviateurs. Le soldat est roi et les commerçants de la ville et des environs font leur beurre. Quant aux filles, elles rêvent de se faire épouser par un sous-officier et pourquoi pas un officier à la solde mensuelle assurée.

La petite bande de copains espère ne pas être tenue à l'écart. Bien qu'encore 2ème classe ils sauraient bien séduire ces filles avides de défilés militaires et de tout l'exotisme qu'ils allaient leur apporter avec leur teint basané et leur tenue orientale. Enfin c'est du moins ce qu'ils se disent, pour se stimuler un peu.

Pour cette première sortie, ils empruntent le pont de Metz Nord, filent tout droit et se retrouvent très vite rue Pontifroy, un univers magique avec un bistro presque tous les trente mètres. Ils font le tour du quartier. Albert et sa bande apprécient vite cette ville qui met tout en œuvre pour assouvir le plaisir des militaires. Bistrots innombrables, bals, petits restaurants où l'on peut déguster un bifteck, des patates rôties et un café pour trois francs cinquante, quatre francs. Un demi de bière bien mousseuse servie à la pression pour dix huit centimes ce n'est pas cher. Mais ils ne se laissent pas aller et, cette fois, rentrent à l'heure. Ils ne tiennent pas à retourner dormir dans les locaux disciplinaires et continuer leur service à exécuter des corvées.

1937Alb8Java.jpg Pour les sorties suivantes, ils préfèrent emprunter la rue Belle-Isle, après le pont de Metz Nord appelé aussi « Pont Saint-Georges » parce qu’ils n’ont qu’une cinquantaine de mètre à faire pour se retrouver dans un bal très réputé "la Java". En sortant de la Java, ils peuvent prendre tout de suite à gauche, la rue Paille Maille, qui traverse la rue Pontifroy pour se retrouver rue Chambière où un autre bal de bonne réputation "Le Petit Montmartre" leur réserve un accueil chaleureux. Ces deux établissements, qu'on aurait pu croire concurrents, présentent à peu de choses près les mêmes atouts à leur clientèle : parquets impeccablement cirés et orchestre hors pair. Les danseurs vont de l'un à l'autre au cours d'une même soirée et nul n'est perdant. Les patrons se connaissent bien et vont souvent l'un chez l'autre. D'ailleurs, il y a une grosse clientèle, les deux établissements sont toujours pleins à craquer.

Afin de maintenir ses soldats en forme, le Régiment applique une stricte discipline. C'est bien ce qui permet, aux soldats qui le composent, de défiler impeccablement et de conserver, tout comme la Légion, le même pas cadencé durant cinq kilomètres.  Une fois par semaine on leur impose une marche de quarante à cinquante kilomètres. Départ très tôt le matin, retour pour la soupe. Les autres jours ils font des exercices aux alentours de Metz, parcours du combattant, tir etc.

Les mois passent. Ils ne sont pas trop malheureux et forment toujours un groupe d'inséparables, homogène et bien soudé qui attend avec impatience l'heure du quartier libre pour filer en ville. Mais ils doivent respecter le règlement qui stipule "L'engagé ne peut bénéficier du quartier libre de 17h30 à 24h que s'il a atteint la durée légale de service militaire en vigueur, soit 18 mois." 

Ce n'est pas le cas de nos joyeux lurons qui doivent être rentrés pour 21h précises. Bien sur, il leur arrive de faire le mur, à leurs risques et périls, et ce n'est pas toujours facile.

Quelquefois ils vont au cinéma rue Pontifroy, ou à l'Apollo baptisé le "Fleu Kicht" -nid à puces- où ils peuvent voir de bons mélos. Ils fréquentent plus rarement la "Taverne Alsacienne" qui se trouve plus loin dans la rue car elle est fréquentée par un ramassis de zonards qui règlent leurs comptes à coups de serpes, une espèce de couteau de vendangeurs redoutable et ce n'est pas leur genre. Lorsqu’ils y étaient contraints ils se battaient, les poings nus ou à coup de tête.

Le coup de boule c'était leur spécialité, comme les bretons.

Le 1er juillet 1937 Albert est nommé Caporal d'Ordinaire. Il n'est pas chaud pour ce poste car, en dehors des avantages qu'il en retire pour la nourriture, il est tenu de rester à la caserne après la soupe du soir afin de tenir la comptabilité et préparer les menus du lendemain.

Ce travail l'ennuie prodigieusement.

Théoriquement il n'a toujours pas droit aux permissions de sorties nocturnes puisqu'il n'a pas encore atteint le nombre de mois de service légal mais cela ne l'empêche pas de "faire le mur" pour rejoindre ses camarades. L'essentiel étant de ne pas se faire prendre en défaut. Aussi, il se tient tranquilles.

 

(à suivre)...


 

 


 

 

 



 


 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :