DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - CHAPITRE I - 1891/1909

3 - JOSEPHINE et FRANCISCO

1891 - 1909

 

 

Leurs fiançailles, durent deux ans, le temps qu’il faut à Francisco pour mettre assez d’argent de côté afin d’acheter le minimum nécessaire à l’installation d’un jeune couple. Francisco et Joséphine se marient le 6 juin 1891 et comme la femme doit suivre son mari, elle part pour Beni-Saf.

Lorsque José et Ventura, les parents de Francisco, avaient débarqué sur le sol Algérien, Beni-Saf n’existait pratiquement pas. Il n’y avait à cet endroit ni surface plane, ni plateau accueillant pour des constructions. Il n’y avait par de port et les ouvriers qui n’avaient pu s’installer chez les troglodytes, car ils étaient de plus en plus nombreux, s’étaient regroupés à Sidi-Boucif où le bas du ravin avait été aplani. Une ville allait naître aux prix d’énormes efforts. Des ravins entiers furent comblés grâce aux déchets miniers, les « stériles ».

Deux simples trouées parallèles débroussaillées sur l’escarpement de la rive gauche de l’oued Hamed traversaient cet espèce d’amphithéâtre jusqu’en 1874 où fut posé la première pierre des corons par le général Alfred Chanzy alors gouverneur de l’Algérie dont la rue prit le nom.

Les grandes artères de la ville ne furent établies qu’en creusant ou nivelant et, malgré leurs importants soubassements, elles serpentent en pentes raides. Pour bâtir chaque maison, il fallut niveler ou couper dans les flancs des collines donnant naissance à de multiples escaliers témoignant des dénivellations naturelles.

 

(Arrêté du 25 juillet 1875, « les sections de la commune mixte de Tlemcen, dite des Beni-Saf, des Beni-Fouzech et des Beni-Riman sont réunies sous le nom des Beni-Saf »…

14 juin 1876, la compagnie minière obtient le droit de construire un port d’embarquement pour le minerai de fer. Il est construit au bord du fleuve Ahmed et tout naturellement, la ville s’érige peu à peu autour.

Beni-Saf prend son essor au début de l’année 1879. D’autres rues naissent au fur et à mesure de l’intensification de l’activité minière et se bordent peu à peu de maisons basses

1881, une église sort de terre et, le port est terminé, la compagnie minière compte plus de mille ouvriers.

Ce n’est qu’en 1883 que la localité, qui ne cesse de grandir et compte une population qui approche les deux mille personnes, qu’elle est officiellement proclamée « commune de Beni-Saf » par la publication au Journal Officiel de l’Algérie, N° 904 - 

Le directeur de la mine en est le maire.(Notes d'Albert TORRES)

 

Le 1er juillet 1891 Quico et Joséphine aménagent dans une petite maison des corons que Quico avait sommairement meublée. Joséphine s’y installe avec bonheur et prend plaisir à y mettre sa touche de féminité.

Le jeune couple mène une vie simple mais harmonieuse baignée de travail, d'amour et de tendresse. Joséphine gère son petit ménage avec beaucoup d'attention et, plutôt fourmi, se débrouille assez bien. Avec l'accord de Quico, pour arrondir ses fins de mois, elle devient laveuse. Les célibataires ne manquent pas à la mine et ils sont trop heureux d'avoir trouvé quelqu'un pour s'occuper de leur linge.

Ce soir-là, à table, Joséphine sert un délicieux ragoût. Quico est un peu étonné. Certes, il adore le ragoût de Joséphine mais il est plutôt rare qu’elle serve de la viande au repas du soir, surtout en semaine. En général, Joséphine prépare une soupe bien épaisse, qu'elle agrémente de pâte ou de riz, et garde la viande pour la gamelle qu'il emmène à la mine, le lendemain.

- Eh ! On a de la viande ce soir, en quel honneur ?

- En l'honneur de nous deux, lui répond-elle en adoptant une mine un peu coquine.

Quico, un peu éberlué, regarde sa femme qui s'est levé de table et se dandine devant lui. Elle n'a pas pour habitude de faire de telles simagrées. Aurait-elle bu ? Non ce n'est pas possible, elle a le plus grand mal à avaler la plus petite larme de vin.


- J'ai une petite surprise pour vous M. Yvars, lui dit-elle en lui tendant un petit paquet de papier kraft enroulé d'un joli ruban de satin qu'elle a récupéré sur un vieux corset.


- Une surprise, pour moi ?


- Oui, allez ouvre vite !


Elle brûle d'impatience alors que Quico, pour la taquiner, s'applique à soupeser le présent puis à défaire le nœud avec une lenteur minutieuse, pour ne pas abîmer le ruban. Lorsque enfin il ouvre le paper kraft, il découvre un papier de soie. Joséphine trépigne de plus belle. Pourtant, elle avait tout fait pour faire durer le suspens. Mais elle le regrettait à présent, elle était encore plus nerveuse que lui.

Il lève les yeux, la regarde avec malice, elle s’impatiente, mais il continue son petit manège.

- Mais qu'est-ce que cela peut bien être. Ce n'est pas mon anniversaire, notre anniversaire de mariage était au mois de juin et on est fin novembre. Ce n'est pas encore Noël et je ne vois pas ce que j'aurai pu oublier. C'est léger comme une plume…

-  Allez Quico, dépêche-toi, tu va me rendre folle.

Il finit par ouvrir le papier de soie et reste figé. Ses mains sont prises d'un tremblement qu'il ne peut contrôler. Il lève des yeux pleins de larmes vers sa femme. Muet, étouffé par la grande émotion qui lui serre la gorge. C'est fou l'effet que ça fait de trouver une paire de petits chaussons de laine blanche dans un papier de soie !

- Tu n’es pas content ? C'est trop tôt ?

Alors il se lève de table, saute sur sa femme, la serre fort dans ses bras, la couvrant de baisers, la fait tourner sur place puis se ravise.

- Oh, pardon ma chérie, dans ton état, pardon. Je ne t'ai pas fait mal.

-  Mais non grand nigaud. Tu sais je ne suis pas en sucre.

-   Je suis si heureux et depuis quand le sais-tu ?

-  J'attendais d'en être certaine pour t'annoncer la nouvelle. Dis, tu es content, tu es sur, ce n'est pas trop tôt ?

- Je t'aime, je t'aime, je t'aime. J'attends ça depuis des mois et tu me demandes si ce n'est pas trop tôt. A présent, tu vas me faire le plaisir de t'arrêter de faire la laveuse. Tu vas bien prendre soin de toi et du petit.

- Ou de la petite !

-  Oui enfin je veux dire du bébé. Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, tu me le promets ?

 Ah les promesses !… Elle continue à laver du linge, si bien que Francisco se met en colère et la conduit chez sa sœur aînée, qui habitait à Sidi-Bel-Abbès afin qu'elle puisse accoucher dans les meilleures conditions possibles.

 

Anna-Maria naît le 24 juin 1893 à Sidi Bel Abbès et c’est une grande joie pour ce jeune couple qui attend cela depuis deux ans. Puis, la machine lancée, Joséphine est enceinte pratiquement tous les deux ans. Contrairement à leur aînée, leurs autres enfants naîtront tous à Beni Saf.

Le premier garçon, José Francisco vint au monde le 2 avril 1894, Joséphine fut très fière de donner un garçon à son homme. Mais pour Francisco, le sexe importait peu. Il voulait une belle famille et c'était tout. Le 18 novembre 1895 arriva la petite Josépha qui, malheureusement, mourut en mai 1897 à la suite d'une mauvaise bronchite. Joséphine l'avait soignée de son mieux, avec les bonnes vieilles recettes héritées de la tradition orale car on ne faisait venir le médecin que pour des cas extrêmement rares ou très graves. Cela coûtait très cher et pesait lourdement sur le modeste budget familial. Le jeune couple vécut très mal cette perte.L'arrivée d'une nouvelle petite fille, le 22 juillet 1897 les aida à surmonter ce deuil. Ils l’appelèrent aussi Joséphine, en souvenir de leur fille disparue. Puis ce fut Antoinette, le 7 octobre 1899 et Louis, le 28 juillet 1901.

Chaque naissance rend la vie plus difficile à ce couple honnête et travailleur. Le planning familial n'existe pas encore et, bien sur, ils ne bénéficient d'aucune protection sociale. Joséphine ne ménage pas sa peine. C'est que le travail ne manque pas lorsqu'on a une famille nombreuse mais elle est courageuse. Toujours la première levée, la dernière couchée. Pour arrondir le maigre salaire que Quico touche à la mine, elle lave et repasse toujours le linge des autres.

Les distractions sont rares, mais parfois, elle s’octroie un petit moment de repos, le dimanche après-midi. Elle s’asseoit sur une chaise basse paillée, sur la petite terrasse, pour crocheter un napperon, un col léger et fin comme de l’écume ou un chauffe cœur pour l’une de ses filles, qui s’élabore doucement dans un joli point de coquilles ajourées. Si elle n'a pas d'ouvrage en cours elle écosse des fèves ou des petits pois, épépine des poivrons grillés ou trie des lentilles au soleil car rester inactive, les mains au repos, pour elle, ce n’est pas concevable.

Et puis il y a les voisines…Joséphine n’est pas bavarde, elle n’en a pas le temps mais elle reste amène car ici on va voir sa voisine pour le plaisir, pour un service ; Une tasse de sucre, de café, de semoule, une gousse d’ail, un oignon ou une tomate, un œuf, un morceau de ruban, et parfois, quelques sous en attendant la paye... Les visites sont courtes, rapides mais chaleureuses.

Parfois, tout en buvant le café sur la petite table de la cuisine, elles se confient leurs peines, leurs secrets, leurs joies ou échangent des informations nécrologiques, matrimoniales ou sanitaires, mais c’est le plus souvent Joséphine qui écoute, qui conseille car les voisines viennent le plus souvent pour s’épancher de leurs peines, de leurs désirs refoulés auprès de cette femme ouverte et généreuse. Les femmes entre-elles se serrent les coudes, elles sont tour à tour confidentes, sage-femmes, garde-malade, garde d’enfants, parce que dans cette vie difficile, la solidarité prime. Les maisons sont si proches les unes des autres, que tout se sait. On ne connait pas seulement tout sur la vie de son voisin, mais tout ce qui concerne les problèmes de la quasi totalité des habitants de la ville et des environs, pour certains sans doute un peu par esprit de commérage, mais c’est plus sûrement parce que dans ce pays neuf, ils se sentent un peu en famille et se portent un intérêt réel.

La scolarité n’est pas obligatoire et dans beaucoup de famille, la fille aînée seconde la maman dans les travaux ménagers, s'occupe de ses frères et sœurs. Le plus souvent, elle est placée très jeune dans d'autres familles plus aisées comme bonne à tout faire ou garde d'enfants.

C’est ainsi que l'ainée, Anna-Maria, qu'on appelle plus simplement Marie, est privée de scolarité et le regrettera toute sa vie. Cela ne l'empêchera pas, grâce à des signes de son invention, de calculer parfaitement sans jamais se tromper dans ses opérations. Marie n'a que onze ans lorsqu'elle est placée dans une famille de notable, les Degrisa comme bonne à tout faire. Malgré le manque d'instruction scolaire, elle sait se faire apprécier par sa vivacité et son intelligence. Elle est très travailleuse et les Degrisa, qui sont de braves gens, la nourrissent très convenablement et bien souvent la vêtissent. 

A la maison, les repas sont plutôt frugaux et ne contiennent pas souvent de viande. Lorsqu'elle le peut, Joséphine ajoute un morceau de lard dans la soupe. Les enfants mangent du pain trempé dans le bouillon, le lard étant réservé, comme toujours, à la gamelle que Quico emmène à la mine pour son casse-croûte.

Le crédit fait partie de la vie des ouvriers. Comme ses voisines, Joséphine a un livre de crédit ouvert chez Fartas l’épicier du quartier. Dès que Quico lui rapporte sa paye, elle s'empresse d'aller régler ses dettes et le compte repart à zéro, lorsqu'il lui est possible de tout régler bien sur. Mais Joséphine, la petite fourmi, dépasse très rarement le maigre budget dont elle dispose.

En arabe, Fartas signifie "teigneux", c’est pourtant un juif débonnaire. On l’a affublé de ce surnom parce qu'il est affligé d'un crâne à moitié pelé où subsistent quelques touffes de cheveux séparées par des plaques blanchâtres peu ragoûtantes. Il possède une grande épicerie qui ressemble plutôt à un bazar où l'on trouve à peu près tout ce qu'on peut avoir besoin. C’est un excellent commerçant et il s'arrange toujours pour avoir le lendemain ou, au pire le surlendemain, la marchandise qu’il n’a pas en stock. Malgré son aspect peu engageant, Fartas est un excellent homme avec un coeur d'or pour les gens honnêtes. Il sait faire la différence entre ses clients momentanément gênés et les affreux qui lui jouent la comédie. Il ne peut rien refuser à Joséphine. Il s’est vite rendu compte que c’était une femme raisonnable, qui dépassait très rarement ses possibilités et qui venait scrupuleusement régler ses dettes dès que son mari avait touché son salaire. Si parfois la note était un peu lourde pour sa cliente, parce qu'elle avait dû payer des remèdes ou faire appel au médecin, désolé, il était le premier à dire à Joséphine de ne pas se faire de soucis, qu'elle lui règlerait le solde la prochaine fois.

Un jour, il fut plus particulièrement accommodant et Joséphine lui lança, en guise de boutade :

- Tu vois Fartas, tu es tellement gentil pour nous que si un jour on gagne à la loterie espagnole, devant tout le monde, je t'embrasserai la tête.

Fartas sut que ce n’était pas des paroles en l’air. Venant de Joséphine, c’était une fameuse marque d'estime et d'amitié pour un homme comme lui, peu gâté par la nature, surtout en ce qui concernait son crâne. Il avait bien ri ce jour là et avait répondu :

- Allez va ! Madame Ivars, même sans faire ça vous méritez bien de gagner car vous on peut dire que vous êtes une brave femme.

Dans cette petite ville où la majorité de la population vit du travail difficile de la mine à ciel ouvert et l'autre de la pêche, la vie s’écoule doucement. Ce n'est pas la richesse, mais ce n'est pas la misère non plus. Qu’ils soient musulmans, catholiques, juifs, espagnols ou italiens, les gens vivent ensemble, au jour le jour, se contentant de joies simples et s'entendent bien.

Lorsque Joséphine est une nouvelle fois sur le point d'accoucher, Anna-Maria doit quitter ses patrons pour s'occuper de ses frères sœurs. Joséphine se rend chez Mme Degrisa pour lui expliquer la situation. Elle est fort bien reçue :

- Madame Ivars, réfléchissez bien. Ne m'enlevez pas Marie. Les enfants se sont habitués à elle et je suis si satisfaite du travail quelle accomplit chez nous.

- Ce n'est pas de gaieté de coeur que je vous prive de Marie, madame. Elle est bien traitée chez vous, mais j'ai besoin d'elle à la maison. J'ai de plus en plus de lavage et de repassage à faire... Vous savez comme les temps sont durs et il faut s'occuper des petits, de la maison et dans mon état....

- Oui, bien sur, je comprends excusez-moi mais alors, promettez-moi de m'envoyer Marie, une fois par semaine, je lui confirai notre linge. Elle a été si soigneuse avec notre lingerie fine. Vous voulez bien vous charger de notre linge Mme Ivars ?

- Je vous remercie de votre confiance Mme Degrisa, c'est beaucoup d'honneur. Je ferai mon possible pour vous satisfaire mais il faudra patienter un peu car je vais accoucher sous peu et il me faudra le temps de récupérer.

- Je n'en doute pas Mme Ivars. Mais surtout, n'hésitez pas à faire appel à moi si vous avez un problème quelconque, ma porte vous sera toujours ouverte. Marie n'aura qu'à passer tous les lundis, je compte sur toi n'est-ce pas Marie ?

- Oui Madame, merci beaucoup.

Le 10 décembre 1906, Joséphine donne le jour à la petite Carmen.

Marie, efficace, donne un bon coup de main à sa mère, s’occupant du ménage, des repas, de son petit frères Louis,  tandis que les plus grands, José et ses sœurs Joséphine et Antoinette, qui ont plus de chance qu’elle, vont à l’école.

Madame Degrisa, dont le mari est l'un des ingénieurs les plus estimés à la mine, n'hésite pas à parler des talents de Joséphine à qui elle confit ses dentelles les plus délicates. Très vite, la blanchisseuse atteint une notoriété qui dépasse le simple quartier qu'elle habite et de plus en plus de femmes de notables réclament ses services. Sa clientèle évolue.

La famille est très unie. Le couple s'adore et les enfants sont affectueusement choyés. Rires et chansons fusent toujours d'un côté ou de l'autre de la maison et cette ambiance chaleureuse vaut tous les morceaux de viande. Les jours de paye, après avoir apuré ses dettes, Joséphine et Marie préparent un bon repas. Oh ! Elles ne font aucune fantaisie, mais les enfants ont droit à un beau morceau de bœuf, de poulet ou de mouton et même à un fruit. Le couple fait de gros sacrifices pour marquer les jours de fête qu'ils tiennent à différencier des autres. Cela revêt une grande importance à leurs yeux. Les enfants se contentent de peu et le moindre geste, le plus petit cadeau représente une valeur inestimable.

Au mois de juin 1908, la petite cité de Beni-Saf est terrassée par une épidémie de malaria. Pratiquement toute la famille est touchée par le fléau et la petite Carmen, qui n'a qu'un an et demi, n'y résiste pas. Joséphine, courageuse, fait front, soutenue par l'amour de son Francisco, épaulée par toute sa petite famille.

Un an plus tard, elle donne naissance à un gros garçon, qu'ils appellent François.

La vie reprend son cours, avec ses vicissitudes, ses peines et ses joies.

Francisco travaille dur. Il ne s'octroie qu'une seule distraction, le dimanche matin, il va faire sa partie de carte habituelle chez Jeannot, au café qui fait l'angle de la rue. Il boit peu et, traditionnellement, en fin de mois, il achète un billet de la loterie espagnole ; Il espère vaguement, sans trop y croire, qu'un jour sa bonne étoile lui permettra de gagner juste ce qu'il faut pour sortir sa famille de la pauvre condition dans laquelle elle se débat.

 

 

 ...(à suivre) DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR (suite 2) 1911/1

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :