DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre VI-Suite2-1925-1927

 

5 – LE GRAND MALHEUR


Marie n'est pas du genre à se plaindre ou à ennuyer son mari avec des problèmes d'intendance. Mais il devenait urgent qu’ils abordent le cas d'Albert. Comme chaque soir, en attendant l'heure du dîner, Joseph lit son journal. Habituellement, Marie le harcèle de questions afin qu'il lui commente l'actualité mais ce soir, elle reste muette comme une carpe. Ce n'est pas bon signe. Il la regarde longuement et la trouve préoccupée. Il s'inquiète.

- Mais où est Albert ?

- Il doit encore être dehors, sous le tilleul.

- Mais il fait nuit depuis un bon moment !

- Oui, je sais. Mais il est comme ça depuis le départ de mes parents. Tu n'as pas remarqué ? Je voulais justement t'en parler ce soir. Tu as été bien pris par ton travail cette semaine et tu ne t'es sûrement pas aperçu qu'il ne mangeait presque rien. Il passe pratiquement toute la journée sous cet arbre, avec son Larousse et il écrit, il écrit. Ah ! pour sur, il est sage, trop sage à mon avis. Il y a quelque chose qui ne va pas Joseph. Il ne s'intéresse plus à son petit frère qui pourtant est un amour.

- Il faut que je trouve un moyen de le mettre à l'école. C'est un enfant intelligent, il a soif de tout connaître. Ah ! Vois-tu Marie, je regrette souvent d'avoir accepté ce poste, à cause de ça. Ici, loin de tout, on est perdu, et le petit...

- Ecoute, Joseph, l'interrompit-elle, nous avons déjà parlé de tout ça. Nous ne savions pas qu'il faudrait en passer par là. Ce n'est pas de ta faute si le projet d'école est retardé. Que veux-tu, ils ne vont pas ouvrir une classe pour quatre ou cinq élèves seulement. Si les colons ne veulent pas envoyer leurs gosses jusqu'à Aïn Taomar. Il n'y a que des célibataires qui viennent s'enterrer dans un patelin comme celui-là.

- Demain, je vais aller voir Mme Pignon. Elle était institutrice et ils ont une fille de l'âge d'Albert, peut-être acceptera-t-elle de lui donner quelques cours par semaine et...

-  Batronne ! batronne !

 Majubah fait irruption dans la pièce. Elle parle à toute vitesse et entraîne Marie vers la chambre des enfants. Le petit René est tout rouge et balance la tête à droite, à gauche en poussant de petits cris plaintifs. Marie prend immédiatement l'enfant dans ses bras. Il est brûlant.

-  Majubah, va vite au puits. Apporte-moi un seau d'eau bien fraîche et aussi la grande bassine... et un verre, allez va ! Dépêche-toi bon sang.

 -  Qu'est-ce qui se passe ? questionne Joseph.

 -  Il a de la température, une grosse fièvre.

 -  Il a du manger quelque chose qui lui a fait mal.

 -  Non, je ne crois pas. Il n'a pas trop l'habitude de porter les choses à sa bouche.

 -  Un coup de soleil ?

 -  Je ne pense pas. Il est resté une bonne partie de la matinée dehors, comme d'habitude, avec Albert, sous le tilleul. Tu sais bien qu'il joue des heures tranquillement, avec ses boites. Il est vrai que le soleil était plutôt chaud aujourd'hui, mais pourtant il avait son chapeau.

-  Une insolation ! Peut-être, cela arrive souvent à cette période avec les premiers soleils de printemps ou alors un courant d'air, pendant la sieste...

- Oui, peut-être. Ah ! Majubah ! ajoute de l’eau dans la bassine, elle n’est pas assez pleine, va en chercher encore s'il te plaît.

 Tout en donnant ces explications à Joseph, ses ordres à Majubah, Marie, l'enfant dans le bras gauche se sert de sa main libre pour approcher une chaise de la commode. Dans le tiroir du haut, elle prend un mouchoir blanc qu'elle plie puis, jugeant le pliage adéquat, le pose sur le verre plein à raz bord. Elle rectifie sa position sur la chaise, bascule l'enfant la tête en bas, prend le verre surmonté du mouchoir le pose sur la tête du bébé gémissant en opérant une forte pression, pour que l'eau ne s'écoule pas. D'un geste sur, elle redresse ensuite le bébé, le maintenant en position assise. L'eau ne s'échappe pas du verre retourné, donc la pression est bonne. Joseph la regarde faire, sans rien dire. Dans ces cas là, il n'intervient pas. Elle est maître de ses gestes, sait ce qu'elle doit faire. L'enfant souffre, il n'a même plus la force de pleurer. Quelques bulles montent à la surface du verre, mais pas assez au goût de Marie.

- Je ne comprends pas, l'eau ne réagit pas beaucoup, donc ce n’est pas une insolation. Joseph, donne-moi le  petit sachet blanc, là dans le tiroir de la table de nuit. Majubah ! Viens m'aider, il faut que je fasse tomber la  fièvre...

Elle bascule l'enfant en avant, le délivre de la pression du verre.

-  Joseph, sois gentil, va t'occuper d'Albert, il faut qu'il mange cet enfant...Majubah va rester avec moi.

Si Marie ne s'affole pas, elle est inquiète. Elle en avait vu d'autres avec ses frères et sœurs. Il y avait toujours une solution pour faire tomber la température. En général, ce vieux remède de bonne femme qu'elle vient d'utiliser est infaillible s'il s'agit d'une insolation. Dans les trente secondes qui suivent l'application du verre à l'envers, l'eau se met à bouillir absorbant toute la chaleur emmagasinée par le cerveau. Ensuite, le bain froid faisait un peu tomber la fièvre, les sulfamides faisaient le reste.

Marie déshabille le petit, le trempe dans l'eau bien fraîche. Il émet un hurlement puis se calme peu à peu. Majubah s'absente un moment et revient avec un espèce de cataplasme de sa composition, exécuté selon les préceptes de Dieu sait quel Marabout, elle aussi avait des solutions. Marie la laisse faire, elle a beaucoup de respect pour les médecines arabe. Majubah pose le cataplasme sur le dos de l'enfant qui gémit à nouveau, portant constamment la menotte à son oreille. Marie essaie bien de regarder, mais dès qu'elle lui saisit le lobe pour mieux scruter l'intérieur, l'enfant pousse des cris terribles.

Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas une espigue (fleur d'avoine). Joseph, il nous faut un docteur, la      température remonte malgré les sulfamides. Va vite et ramène-moi le docteur.

Joseph part comme un fou. Dans ces cas là, le temps ne s'écoule pas.

-  Mais bon sang, qu'est-ce qu'ils font ? s'écrie Marie.

- Seigneur ! Je me suis toujours sorti d'affaires avec mes frères et sœurs mais qu'est-ce qu'il a mon petit, ce soir, pour que la température monte ainsi...

Majubah a beau lui expliquer qu'il est tard, plus de neuf heures du soir, que Joseph n'a pas de lumière au vélo... Oui, il a pris le vélo parce que le temps d'atteler la jument... et puis, de toute façon, la bête a peur du noir. Heureusement, la lune est pleine et dehors, il fait clair comme en plein jour, ajoute Majubah, se voulant rassurante. Marie se lamente, berçant doucement l'enfant qui semble se calmer un peu.

Un bruit de moteur la sort de sa torpeur. Joseph entre dans la chambre, suivi de M. Pignon.

- On emmène le petit à Meknès. Le docteur n'était pas chez lui. Un accouchement difficile dans une ferme assez  éloignée. Heureusement, j'ai rencontré M. Pignon. On a téléphoné à Jean. Il faut emmener le petit à l'hôpital, il  nous attendra là-bas. Il s'occupe de tout. M. Pignon nous emmène avec sa voiture.

Aux premiers mots de Joseph, Marie se lève, met quelques serviettes dans un cabas, du linge de rechange pour le petit, et demande à Majubah de remplir la grosse gourde d'eau.

-  Je dois le faire boire souvent, pour éviter la déshydratation. Albert, où est Albert ?

-  Il est couché depuis un moment déjà, répondit Joseph.

-  Majubah, tu prendras bien soin de lui n'est ce pas ? On ne va pas le réveiller à cette heure-ci !

-  Ne t'inquiètes pas pour Albert, Marie, Majubah saura s'en occuper. Allez, en route...

Le lendemain matin, M. Pignon revient avec sa femme. Ils viennent chercher Albert. Mme Pignon est une femme douce, pondérée, et sait faire comprendre à l'enfant qu'il allait devoir rester quelques jours chez eux, le temps que son petit frère guérisse et puisse à nouveau rentrer à la maison. Madame Pignon s'occupe beaucoup de lui, le fait lire, lui donne des rédactions et elle est assez épatée par l'imagination foisonnante d’Albert et de la richesse de son vocabulaire, étonnante pour un enfant qui ne va plus en classe depuis de si longs mois. Les jours passent.

Le petit René ne revient pas.

Le 31 mars 1926, il succombe à une fièvre mastoïdienne foudroyante. Le médecin, qui est un ami de Jean, a du mal à raisonner Marie qui se sent tellement coupable de n'avoir pas su soigner son petit. Ses soins n'étaient pas en cause, elle avait fait tout ce qu'il fallait. Mais que pouvait-on faire contre une fièvre mastoïdienne foudroyante ? C'était un petit si sage, réfléchi, intelligent et autant Albert était turbulent, toujours prêt à faire les quatre cents coups, bougon même lorsque les choses n'allaient pas comme il voulait, autant le petit René était d'humeur égale, toujours souriant si docile.

Ce n’est pas facile pour Marie d’expliquer à Albert que son petit frère n'est plus là, qu'il ne le reverra plus jamais parce qu’il est monté au ciel. Alors qu'il commençait à parler, à jouer un peu avec lui, qu'il lui apprenait des mots... Non il n’était pas parti parce qu’il ne jouait pas assez avec lui ! Oui il savait qu’il l’aimait beaucoup …

Albert prend son gros dictionnaire et cherche les mots "mort", "décès"...

Ce soir là, à table, personne n'a touché au repas. Marie et Joseph sont terriblement graves, tristes, silencieux.

- Albert, mon chéri, commence Marie, papa et moi nous avons beaucoup réfléchi et... dis-lui toi Joseph, moi je ne peux pas ! dit-elle comme dans un cri, se levant pour cacher ses larmes.

Joseph avale sa salive avec difficulté. Sa glotte monte et descend lentement, il se racle la gorge et dit d’une voix cassée,

- Voilà mon fils ! Tu sais, tout comme toi, nous avons beaucoup de chagrin d'avoir perdu notre petit René. Et ce n’est pas de ta faute, tu entends mon garçon, ce n’est pas de ta faute. Il a été très malade et…Nous savons bien que tu t'ennuies ici. Tu es un grand garçon maintenant, il faut que tu ailles à l'école, on ne peut pas te laisser devenir un petit sauvage. Maman et moi nous t'aimons beaucoup et c'est tellement difficile de prendre une telle décision... Albert écoute son père sans rien dire, il attend la suite. "Plus d'enfant à la maison, cela va être terrible" pense Joseph et deux grosses larmes coulent sur ses joues, il n'arrive plus à parler.

Marie revient s'asseoir et Albert se blottit contre elle, la cajolant tendrement.

- Je serai sage M'man, je te promets...

- Ecoutes papa mon chéri, tu es grand, tu peux comprendre. Nous n'avons plus que toi et nous t'aimons si fort. Mais dans la vie il y a des décisions qu'il faut prendre au bon moment. C'est pour ton bien.

- Voilà mon fils,Tonton Jean et tata Antoinette ont proposé que tu ailles vivre chez eux, reprit Joseph d'une voix lente et monocorde. Tu aimes bien tonton Jean n'est-ce pas ? Tu iras à l'école et puis tu auras ton cousin René...

- Oh ! Celui-là, il pleure tout le temps alors...

- Mais tu te feras des petits copains à l'école. Tu seras en ville. Jean et Antoinette reçoivent beaucoup, ils sortent souvent...

- Oui, bien sur …

- Et puis tu reviendras tous les samedis, avec eux. Cinq petits jours, ça passe vite lorsqu'on est bien occupé...

- Et je partirai quand à Meknès ?

- Tonton Jean a déjà dû s'occuper de ton inscription scolaire. Si tu es d'accord, tu pourras repartir avec eux, dimanche soir.

- Bon, si tu veux p'pa. Mais vous allez rester tout seul ?

- C'est la vie mon fils ! Comme t’as dit Maman, il y a des choix difficiles à faire dans la vie. S'il y avait eu une école à Aïn Taomar, la question ne se serait même pas posée, tu comprends ?

- Oui p'pa. Dis, est-ce que je pourrai emporter mon dictionnaire ?

- Oui bien sur. Tu peux emporter tout ce que tu veux.

- Pleure pas m'man, je ferai tout ce que vous voudrez...

- Oui, je sais mon fils, tu es un bon garçon. Allez, mange maintenant, ça va être froid.

 

 ... (à suivre)










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