DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre V - 1922-1924

2 – ANTOINETTE EST AMOUREUSE -

 

Marie trouve sa sœur Antoinette assez excitée,

- Marie, tu seras là à midi ?

- Oui, pourquoi ?

- Il faut que je te parle, dit-elle avec un gloussement.

- Oh toi, ma fille, tu es amoureuse non ?

- Oui, mais je ne suis pas en avance, je te raconterai, à tout à l’heure !

Ça alors, il lui tardait d’être à la fin de la matinée ! Elle a tant à faire, ne serait-ce que pour surveiller Albert qui lui échappe sans cesse, qu’elle ne voit pas le temps passer. Durant le repas, les deux sœurs n’arrêtent pas d’échanger des chuchotements et des regards pleins de connivences. Leur manège n’échappe pas à Quico,

- Phine, regarde-moi ces deux-là, ces deux combinardes, ça ne te rappelle rien ?

- Si, ça me rappelle le bon temps, quand notre Joséphine était encore-là, et qu’elle échangeait des secrets avec Marie.

- Dis Antoinette, tu n’aurais pas quelque chose à nous dire, des fois ?

- Qui, moi ! Non papa, c’est juste des petits trucs sans importances entre Marie et moi…

- Ouais !

Mais les parents ne sont pas dupes. Après avoir aidé leur mère à débarrasser, à faire la vaisselle, Marie va changer les couches du petit René et promet à Albert, s’il est bien sage et fait une bonne sieste, qu’elle le laisserait aller jouer avec les enfants de l’immeuble. Fort de cette promesse, Albert, qui s’était déjà bien dépensé dans la matinée, finit par s’endormir. Marie va rejoindre Antoinette dans sa chambre.

- Alors, raconte ! dit Marie

- Ben voilà, j’ai fait la connaissance d’un sous-officier…

- Où ? Quand ?

- Ben au magasin !

- Parce que les sous-officiers viennent acheter de la vaisselle maintenant !

- Chut ! doucement … Bon, je t’explique. Il y a deux mois environ, trois militaires accompagnaient un sous-officier. Ils voulaient acheter de la vaisselle pour leur carré. Je me suis approché d’eux et je les ai conseillé le mieux possible, comme je le fais avec tous les clients. Et deux jours après, le sous-officier est revenu au rayon, chercher une bricole qu’il lui manquait, deux jours plus tard, il est revenu chercher encore une bricole mais vu ce qu’il achetait, je me suis bien rendu compte que ce n’était qu’un prétexte. Tu peux pas savoir comme il est gentil Marie, et bien élevé, galant…

- C’est sérieux Antoinette ? Tu sais que les militaires ne sont souvent que de passage et qu’ils cherchent une amourette…

- Non Marie, pas lui !

- Et qu’est-ce que tu en sais, qu’est-ce que tu sais des hommes toi ?

- J’ai eu l’occasion de parler longuement avec lui, c’est un garçon tout à fait bien. Il a été blessé et…

- Mais quand as-tu eu l’occasion de parler avec lui, je suppose qu’il n’a pas attendu qu’il n’y ai personne à ton comptoir pour te raconter sa vie entre deux clients ?

- Non, c’est samedi après-midi que nous avons beaucoup parlé.

- Maman t’a autorisé à sortir seule, samedi après-midi ?

- Non, je n’étais pas seule, Sarah Lévy était passée à la maison et elle a demandé à Maman si on pouvait aller faire quelques courses…

- Ca alors !  Tu as préféré en parler à Sarah avant…

- Attend Marie, ne te fâche pas, tu es si occupée avec tes petits maintenant, on a plus le temps de parler.

Marie boude un peu, mais Antoinette se fait câline, prend un pouf derrière elle, s’assied en face de sa grande sœur, lui prend les deux mains et poursuit,

- Ce que je vais te dire, Marie, personne ne le sait. Il s’appelle Jean, Jean Gasc et il a un drôle d’accent il roule les "R" parce qu’il est du sud-ouest de la France, de Revel. Son papa est mort très jeune, il n’avait que 39 ans.

- Qu’est-ce qu’il a eu comme maladie pour mourir si jeune ?

-Il n’est pas mort de maladie, mais après un accident. Il était roulier, il transportait des marchandises dans une charrette. Il avait beaucoup plu et la route était truffée de nids de poule. Il a versé et a été écrasé par sa charrette, sur la route de Castelnaudary.

- Mon Dieu, cela a du être horrible !

- Oui, très dur, d’autant qu’il laissait une veuve et six enfants. Jean était l’avant-dernier. Sa maman les a élevé seule et elle a trimé dur pour leur offrir une situation convenable. Jean a été appelé sous les drapeaux au 80° Régiment d’Infanterie de Narbonne et a fait le peloton des sous-officiers d’où il est sorti sergent et envoyé ici, au Maroc, au 13° Régiment des Tirailleurs Algériens. Il a été blessé lors de la guerre du Rif et a failli perdre sa jambe, c’est pourquoi il boite très légèrement. Mais il a été décoré. C’est un gentil garçon tu sais, très correct, il veut connaître les parents, tu crois que papa acceptera de le recevoir.

- Ben s’il est aussi bien que tu le dis, pourquoi pas ? Tu devrais en parler à Maman, elle saura bien y faire avec papa.

- Oui, tu as raison. Mais elle ne sera pas contente lorsqu’elle apprendra que Sarah m’a servi de chaperon non ?

- Elle a été jeune elle aussi, et puis ils ont évolués !

- Hou là ! Il faut que j’y aille, je vais finir par être en retard. Je t’aime grande sœur,

- Moi aussi ma chérie !

Profitant de l’instant où sa mère était occupée à bavarder avec sa tante, Albert, qui s’était réveillé, avait échappé à la surveillance de sa grand-mère. Il avait suivi son oncle François dans le terrain vague, en face de l’immeuble, où la vieille noria symbolisait un donjon attaqué par quelques chevaliers qui se protégeaient des flèches ennemies derrière le mur de vieilles pierres.

Après le départ de sa sœur, Marie va jeter un coup d’œil dans la chambre ; Le petit René dort toujours, tandis qu’Albert n’est plus dans son lit.

- Maman, tu sais où est Albert ?

- Ben il était là il y a un instant à peine, il m’aidait à rouler les raviolis. Il m’a dit qu’il allait faire pipi.

Marie le cherche dans tout l’immeuble, et, au moment où elle arrive sur les marches de l’entrée, elle entend les cris des enfants dans le terrain vague. Cette femme, qui habituellement sait garder la tête froide, est saisie de panique lorsqu’elle voit son petit, juché sur la noria, un grand roseau  à la main en guise d’épée, proférant des menaces de morts aux chevaliers en herbe qui se terrent derrière les pierrailles. Elle a si peur qu’il se rompe les os, qu’elle part en courant, l’attrape au vol et lui administre une bonne fessée dont il se souviendra longtemps. C’est la première fois qu’elle frappe son petit et elle s’en veut un peu, mais si elle ne sévit pas, il recommencera. Alors elle le tance sévèrement et lui interdit, à l’avenir, de dépasser la porte de l’immeuble. Quand à François, il prend une belle calotte.

Il a compris le petit, depuis il ne se sauve plus mais, les jours suivant, il devient de plus en plus turbulent. Marie ne sait plus que faire pour l'occuper. Il se lasse vite de tout, ne tient pas en place plus d’un quart d’heure. Quelques semaines plus tard, alors qu’elle le sermonne un peu plus fort que d'habitude, parce qu’il est particulièrement bruyant, il lui répond :

Moi je m'ennuie ! Papa travaille toujours et toi tu as le bébé pour t'amuser. Moi je n'ai personne.

Marie réalise alors, qu'effectivement, depuis quelques temps, son petit a changé. Elle avait espéré que la naissance du petit René allait arranger les choses mais au contraire, l'enfant s'était replié sur lui-même. Le bébé ne l'intéressait pas. Il était temps qu'il aille à l'école. Elle en parle à Joseph le soir même. Joseph est d’accord pour inscrire le petit à l’école la plus proche. Marie s’en occupe dès le lendemain seulement Albert est encore trop jeune. Cependant, comme il est très dégourdi, la directrice décrète qu’il pourrait faire sa rentrée scolaire en Octobre prochain. Il faudrait bien patienter jusque là.

Quand à Antoinette, elle est plus épanouie que jamais. Quico et Phine ont accepté de recevoir Jean Gasc qui a produit la meilleure impression, dans son bel uniforme. Ils ont perdu leur fils à la guerre et respectent ce jeune sous-officier qui a failli perdre la sienne pendant la guerre du Rif, contre Abdel Krim. Aussi, ils sont très heureux de l’autoriser à fréquenter leur fille.

Les mois passent. Albert fait son entrée en classe et se révèle brillant. Il apprend très vite à lire et ne demande qu’à apprendre.

1924MarAntJ - 1 Le 10 décembre 1924, la famille est en effervescence. Jean, en tenue militaire d’apparat épouse Antoinette, rayonnante. Le mariage, célébré à l’église de La Foncière, réuni parents et amis.

Antoinette quitte à son tour la maison pour suivre son militaire de mari qui est nommé à Meknès, au Camp Poublan. Et voilà, encore un enfant qui s’en va. Il ne reste que les deux garçons, Louis et François qui a péniblement terminé sa scolarité. Quico a réussi à le faire embaucher comme apprenti par une société française qui électrifie la région.

Quelques mois plus tard, Joseph rentre de son travail, complètement épuisé, les yeux rougis, comme souvent mais cette fois, un liquide jaunâtre s'échappe de ses paupières bouffies qu'il a du mal à tenir ouvertes. Malgré les bains d’yeux à la camomille que Marie lui prodigue avant qu’il n’aille se coucher, le lendemain matin, il ne peut décoller ses paupières. Ils sont obligés d’aller consulter. Le médecin est formel,

- C'est le phosphate M. Torrès. Il faut arrêter avant que ce ne soit irrémédiable. Il y a longtemps que vous avez les yeux qui coulent comme ça ?

- Deux, trois mois peut-être, mais d’habitude, avec les bains de camomille ça passait.

- Trois mois, bon sang ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir plus tôt ?

- Vous savez bien ce que c'est docteur, nous ne sommes que deux conducteurs, je ne pouvais pas laisser Gonzalves tout seul.

-Oui bien sur. Mais maintenant c'est un peu tard. Je vais vous faire une lettre pour votre directeur. Vous ne pouvez pas continuer ainsi M. Torrès. Je ne pourrai plus sauver vos yeux.

Le verdict est sans appel et, le cœur déchiré, Joseph est contraint de donner sa démission.

Marie a si scrupuleusement suivi les ordres et médications du médecin, qu'une semaine plus tard les paupières de Joseph reprennent un aspect à peu près normal. Peu à peu sa vue s'améliore et il cherche aussitôt du travail. La situation du couple n'est pas encore désespérée car comme sa mère, Marie est fourmi et tiens le coup grâce aux petites économies qu'elle a su réaliser. Joseph se démène comme un beau diable, frappe à toutes les portes et présente même des concours administratifs.

 

 

 

...(à suivre)

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