DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre VII - 1926-1927

1 – MAISON GEBLE

 

Le lendemain de son arrivée, Jean avait emmené Albert chez son tailleur et lui avait commandé des culottes de velours qui allaient défier le temps malgré les mauvais traitements que l'enfant allait leur faire subir. Il reçut une paire de bottines exécutées sur mesure par le maître bottier de Jean.

Ses vêtements sont aussi impeccablement entretenus que celles de son oncle et, chaque soir, Antoinette déploie la même énergie à cirer les bottines d'Albert que les bottes de son adjudant de mari.

Ils habitent Maison Geblé et l'école n'est pas bien loin. Albert prend de nouvelles marques. L'école c'est l'école, quoi ! Pour un gamin de neuf ans, les devoirs, les leçons... Mais Jean surveille son neveu de près et s'intéresse à son travail.

Comme sa sœur Marie, Antoinette semble bâtie comme un roc, cependant elle est beaucoup plus fragile et toujours plus soucieuse. Elle n'arrête pas d'astiquer, c’est une espèce de manie et cela amuse plutôt Albert. Son cousin René trotte toujours derrière lui, heureux d'avoir un grand frère à la maison mais il est encore trop petit pour partager ses jeux. Afin qu'Albert se sente bien, Jean et Antoinette lui avaient réservé une chambre bien à lui et, ma foi, il ne semblait pas trop malheureux.

Pour Marie et Joseph, par contre, la maison est bien vide. M. Pignon, qui avait une certaine influence dans le coin, avait proposé à Marie de s'occuper de la cabine postale d'Aïn Taomar. Elle verrait du monde, s'occuperait du téléphone, de la distribution du courrier. Marie aurait sans doute immédiatement sauté sur l'occasion mais elle n'était jamais allé à l'école et était pratiquement illettrée. Certes, depuis son mariage elle avait fait des progrès et les étrangers ne devinaient pas ce handicap. Depuis qu'Albert allait à l'école, elle avait appris, en même temps que lui, les lettres, l'alphabet et, peu à peu, arrivait à les assembler, à déchiffrer des mots, mais ce n'était pas suffisant. A force de poser des questions à Joseph, lorsqu'il lisait son journal, elle était au courant de tout et, souvent curieuse, essayait de lire le journal...mais tout de même, tenir un bureau de poste !

Sans ambages, Marie fait part de son handicap à Mme Pignon qui était devenue une amie.

Vous comprenez pourquoi je ne peux accepter ce travail...

- Acceptez Mme Torrès, cela vous fera le plus grand bien. Vous en savez toujours plus qu'Amsalem qui se débrouillait bien jusqu'ici. Personne ne s'apercevra de votre illettrisme. Regardez par exemple, moi qui suis institutrice, j'étais loin de me douter de cela. Le téléphone ne vous pose aucun problème, les chiffres non plus, alors ! Tiens, si vous voulez et ce sera notre secret, je vous donnerai quelques leçons. Vous êtes une femme perspicace, vous apprendrez vite.

Fortes de ces propos et des encouragements de l'adorable femme, Marie accepte. Elle ne le regretta jamais, pas plus que ses employeurs d'ailleurs qui n'eurent pas l'occasion de lui reprocher ses lacunes. Au contraire, elle est fort appréciée et il ne se passe pas une fin de semaine où l’un ou l’autre des collons installés dans la région ne lui fasse parvenir un chouaris (panier en doum) rempli de fruits ou de légumes frais.

Petit à petit Marie refait surface, retrouvant peu à peu sa joie de vivre. Parce que c'était un tempérament fort, doublé d'un sacré optimisme, qu'elle en avait déjà tellement vu, elle fait bonne mine et, de ce fait, Joseph aussi. Il adore sa femme. Habitué à son caractère gai, enjoué, la répartie facile il ne pouvait se résoudre à la voir malheureuse.

Six mois plus tard, Joseph est muté à Aïn Missa qui se trouve seulement à 12 km de Meknès. Lors de leur départ de Aïn Taomar, Majubah pleure toutes les larmes de son corps, elle s'était réellement attachée à ses patrons et aux enfants. Ils avaient vécus de tels moments ensemble... En fait, Marie est plutôt contente de partir de cette maison d'Aïn Taomar où elle a perdu son petit. Parfois, il lui semblait qu'elle l'entendait trottiner et qu'il allait se jeter dans ses bras, comme il le faisait si souvent de son vivant. Pour Marie, cette maison vibrait trop des derniers cris de son petit. Oui, décidément, elle était contente de la quitter.

Autre maison, mais dans l'esprit presque identique. Cour, écuries, poulailler, grand jardin potager, un garde jardinier et sa femme pour aider aux travaux ménagers.

La famille et les amis de Meknès n'avaient plus une si longue route à faire pour venir les voir. Cependant, Marie qui n'a plus d'occupation en dehors de la maison, prend l'habitude de se rendre à Meknès le jeudi matin, par le premier car. Elle va voir son fils et sa sœur. Elles font leurs courses ensemble et Marie reprend le car en fin de soirée. Joseph a accepté cette idée de bonne grâce, cela rend sa femme tellement heureuse et coupe un peu sa semaine. Elle revient avec des nouvelles des uns et des autres, et une foison d’anecdotes.

*

2 – LES LECONS DE MUSIQUE

 

Marie adore la musique et ce jeudi, en passant devant un magasin d'instruments, son regard est attiré par un violon. Une pancarte indique "prix sacrifié". Elle voyait déjà son petit, le soir, leur jouer quelques sérénades. Elle entre dans le magasin, bien décidée à faire cette acquisition. L'instrument ne lui coûte pas trop cher tant elle sait user de charme avec le vendeur.

Il fallait trouver un professeur. Jean le trouve. L'homme est allemand et fait son service dans la Légion Étrangère. Albert n'est pas très doué et le pauvre homme souffre le martyr lorsque le gamin fait ses gammes. Mais il s'accroche, supportant les grincements atroces de l'instrument car il ne veut pas blesser Jean à qui il porte un profond respect.

Il est vrai que Jean bénéficie d'une certaine réputation. Il dirige les trois postes clé du Régiment et tiens sous ses ordres le Maître armurier, le Maître bottier et le Maître tailleur. Soldats comme officiers supérieurs sont obligés de passer par lui pour tout ce qui concerne leurs tenues. Cette situation lui confère de grands pouvoirs, mais il n'en use jamais. Pourtant, il en voit des officiers, même très gradés, venir fort obséquieusement quémander des dérogations pour des dates de perceptions de tenue d'apparat. Tout en rendant service, Jean sait toujours garder son indépendance, sans jamais se compromettre.

Et puis Jean c'est un héros de la guerre du Rif, tout le monde le sait et le respecte. Schwartz, le professeur de violon plus que tout autre.Il continue donc à donner des leçons de musique à Albert, tous les mardi soir.

Ce mardi là, alors qu'il sort de l'école, Albert est interpellé par Victor, un élève un peu plus âgé que lui, avec qui il joue aux billes de temps en temps.

- Tu sais pas, je connais une herbe que si on s'en met quelques gouttes dans la zigounette elle la fait devenir grosse comme celle de mon grand frère...

- Ah ouais ! s'exclame Albert, fort impressionné,

- Ouais, viens, tu vas voir.

- Albert suit Victor dans un champ assez proche.

-Tu vois, c'est celle là, dit-il en ramassant une tige au bout de laquelle s'épanouissait une fleur aux corolles jaunes. Tu vois ça, dit-il en coupant la tige, ce lait, c'est ça qu'il faut mettre.

Sur ce, Victor ouvre sa braguette, sort son sexe, tire un peu sur la peau et fait pénétrer la tige dans son canal uretère.

- Ca fait mal ? demande Albert, un peu inquiet tout de même.

- Non ! pas du tout, ça chatouille, répond l'autre avec un sourire béat.

Albert, hésitant, demande encore,

- Mais qui c'est qui t'a dit ça ?

- Ben l'autre soir, j'ai suivi mon frère Popaul quand il était avec la fille du menuisier, tu sais, Josette Boulard. Ben mon vieux ! Si t'avais vu comment elle est devenu la zigounette du Popaul et la fille les yeux qu'elle roulait... Vrai, mon frère il se régalait...

- Donne voir, dit Albert. Et, défaisant son pantalon, baissant son slip, timidement, fait couler quelques gouttes sur son sexe.

- Mais non, faut rentrer la tige dedans, regarde. Mais pas comme ça...

- Tu sens quelque chose toi ?

- Ben non ! C'est bidon leur truc, décrète Victor, déçu.

Albert se rajuste, ramasse son cartable et déclare,

- Faut que je rentre, j'ai ma leçon de musique, je vais être en retard, Allez, salut !

- Salut !

Il marche d'un pas rapide. Maintenant, à cause de ce Victor et de ses idées idiotes, il est en retard et va sûrement se faire sermonner. Tout à coup, il ressent une petite brûlure qui s'intensifie au fur et à mesure qu'il presse le pas. Puis la douleur devient vraiment cuisante pour se faire de plus en plus insupportable.

N'y tenant plus, il entre dans un fourré, se déculotte et, horrifié, découvre son sexe, rouge, violacé même et tout congestionné Il se penche tant qu'il peut, tire dessus pour mieux le voir et c’est l'horreur. Il s'est décalotté. Il se sent comme étranglé et une douleur épouvantable lui coupe la respiration.

Une grosse boule rouge s'est formée. Il ne peut plus supporter son slip. Larmoyant, le sexe à moitié dehors, caché tant bien que mal par le cartable pour dissimuler sa honte, il rentre à la maison en rasant les murs. Heureusement, il ne rencontre personne.

La porte est fermée à clef, Antoinette avait du aller faire une course et n'était pas encore rentrée. Il se baisse pour prendre la clef sous le paillasson. Ce mouvement comprime le sexe enflammé et la douleur est si intense qu'il est proche de l'évanouissement. Il laisse tomber son cartable, tremblant de tous ses membres et à du mal à actionner la clef. La serrure tourne enfin. Il se précipite dans sa chambre, descend son pantalon, s'assied sur le lit, ne sachant que faire, horrifié par cette boule rouge qui lui fait tellement mal, mais tellement mal... Il n'entend pas qu'on frappe à la porte.

Schwartz n'a pas de réponse mais la porte est entrouverte. Il ramasse le cartable qu’il trouve par terre et, un peu intrigué, entre, se dirige vers la chambre d'Albert où il donnait habituellement ses cours de musique. Là, il reste interloqué, sans voix.

Son élève est prostré, le sexe à la main et dans quel état …

- Mein Gott ! s'écrie-t-il épouvanté, lâchant le cartable à son tour,

Prenant les jambes à son cou, il s'enfuit avant qu'on ne l'accuse de déviations sexuelles.

Jean, Antoinette et le petit René arrivent ensemble, une vingtaine de minutes plus tard. Comme ils n'entendent pas le violon, ils craignent, qu'en leur absence, la leçon n'ait été bâclée. Lorsqu'il découvre son neveu, blanc comme un linge, assis au pied du lit, les jambes écartées, respirant avec peine, Jean comprend tout de suite combien l'enfant doit souffrir mais lui passe un savon bien mérité. Il réagit néanmoins avec son sang-froid habituel, donnant des instructions à Antoinette qui n'a pas le tempérament de Marie. La vue de son neveu dans cet état l'a pétrifiée sur place.

- Allez Antoinette ! ressaisis-toi nom d'un chien. Vite, une bassine d'eau et du permanganate. Toi enlève-moi ce pantalon... Complètement.

Albert, un peu hagard s'exécute avec difficulté.

- Allez ! trempe ton cul là-dedans, dit-il, péremptoire. Mais qu'est-ce que tu as fabriqué ?

Albert trempe ses fesses et le sexe dans la solution médicamenteuse les yeux baissés. Il a du mal à s'exprimer. En face de lui, Jean accroupi malgré sa blessure, les manches retroussées, tente de remettre la calotte en place. Albert crie comme un cochon qu'on égorge et, par bribes, parvient à expliquer ce qu'il a fait.

- Jean arrête, tu vas le tuer. Il vaut mieux l'emmener à l'hôpital.

- Antoinette fous-moi la paix, je sais ce que je fais.

- Tonton arrête, arrête, s'il te plaît, j'ai trop mal, Aïe ! Aïe ! Aïe !

Tout à coup Albert ressent un soulagement extrême. Jean a réussi. Il essuie son neveu qui peut enfin expliquer calmement comment cela est arrivé.

- Ah ! Tu t'en mettras encore des herbes dans la bistouquette hein ! A dix ans, vouloir un sexe d'homme ! Tu as bien le temps va. Tu vas me faire le plaisir de te coucher tout de suite. Et pas de lecture ce soir.

- Mais Jean ! il n'a pas mangé.

- Pas mangé, pas mangé ! Il mangera mieux demain. Allez oust ! Au lit. Je vais lui dire deux mots moi, à ce Victor. Non mais qu'est-ce que ce grand escogriffe vient mettre comme idées barjo dans la tête des petits. Tu te rends compte...J'espère que ça te servira de leçon hein ! Allez- viens Antoinette, dit-il en la poussant hors de la chambre et en claquant la porte.

Albert souffre moins. Et encore, il l'a échappé belle. Il aurait pu recevoir une trempe par dessus le marché. Ce qui le console un peu, c'est que Victor ne devait pas être à la fête et lui, il n'avait pas un tonton Jean qui savait toujours ce qu'il fallait faire, dans n'importe quelle situation. Tout de même, il n'est pas prêt de l'écouter encore celui-là !

Jean intercepte Antoinette qui passe avec un bol de chocolat.

- Où vas-tu avec ça ?

- Tu ne crois pas que je dois aller voir comment il va ? Lui porter quelque chose de chaud tout de même.

- Antoinette je t'en prie n'interviens pas. J'aurai même du lui donner une bonne correction par dessus le marché. Mais il a dû avoir assez mal comme ça. Voilà au moins une connerie qu'il ne recommencera pas.

Jean est loin d'en avoir terminé avec les espiègleries de son neveu.

Un après-midi, alors qu'il joue devant une villa entourée d'une grille de fer forgé, le regard d’Albert est attiré par un morceau de chiffon qui flotte sur une des pointes très acérées. Pourquoi veut-il attraper ce morceau d'étoffe ? On ne le saura jamais exactement. Qui peut dire ce qui trotte dans la tête d'un enfant turbulent ? Toujours est-il qu'il saute pour attraper le morceau de chiffon et reste la paume accrochée à l'angon. Il ne peut se dégager et, sous le poids du corps la peau finit par céder.

Il rentre chez sa tante, hurlant de douleur, la main ensanglantée, la chair du majeur pendante, au grand désarroi d'Antoinette qui est sur le point de tourner de l'œil lorsqu’elle voit le gamin sa main déchirée. Fort heureusement, Jean est là et l’emmène immédiatement chez un médecin militaire qui peut recoudre le tendon du majeur et refermer la plaie tant bien que mal, malgré les cris et les gesticulations du petit patient.

Comme le médecin l’avait prédit, le doigt resta légèrement atrophié.

 

*

3 – LE CAMP POUBLAN


Un jeudi matin, Albert trouve sa tante, agenouillée devant le gros coffre de santal ouvert. Elle en sort le costume d’apparat de Jean, le pend à l'air sur la terrasse et, durant des heures, repasse toutes les pièces de la tenue N° 1 qui, la plupart du temps, sont rangées à l'abri de la poussière et de l'attaque des mites. Cette tenue ne servait que dans les grandes occasions, lorsqu'il s'agissait de rendre des honneurs, d'assister à des réceptions de hauts gradés ou de participer à un défilé ou à une parade.

Mais pour Jean, la journée du lendemain allait plutôt être pénible.

La situation est toujours aussi critique dans le Rif et une fois encore, un officier du 13ème Tirailleur, le régiment de Jean, a payé de sa vie. Le corps du malheureux vient d'être rapatrié et doit être inhumé le lendemain après-midi. Sans compter la peine sincère qu'il éprouvait pour cet homme, encore jeune, dont il appréciait la trempe et le dévouement à son corps d'armée, Jean allait passer des heures debout à piétiner et souffrirait abominablement de sa jambe, en silence, comme toujours.

Jean se regarde une dernière fois dans la grande glace surmontée d'un Psyché qui lui vient de sa mère. Il ne se mire pas, non, il s'inspecte, juge sa tenue sans complaisance. Il se tourne vers Antoinette, toujours anxieuse.

- Correct ! lui dit-il simplement, en l'embrassant dans le cou.

Albert, qui assiste à la scène, remarque combien sa tante était tendue jusqu'au moment où Jean prononce enfin le mot "correct". Ca doit être un mot magique puisqu’ elle retrouve immédiatement son sourire.

- Alors Albert, comment me trouves-tu ? Tata a bien travaillé ?

- Oh oui ! Ce que tu es beau dans ce costume tonton. Je peux t'accompagner un bout de chemin ?

- Si tu veux et si tu as fait tes devoirs.

- Oui, j'ai tout fini.

- Tu n'as pas besoin de lui Antoinette ?

- Non, pas pour le moment. Mais ne tarde pas trop à revenir Albert, il faudra que tu ailles chez Saïd me faire une course.

- Oui tata. Je vais seulement jusqu'au grand portail.

Albert, très fier, marche à coté de son oncle en bel habit. La veste bleu ciel avec les épaulettes dorées est assortie à la couleur de ses yeux. Jean porte toutes ses décorations et les coutures de coté du pantalon rouge sont garnies de deux bandes de satin noir faisant paraître son oncle plus grand. Le képi bleu, galonné d'or, complète la tenue et accentue son teint clair, sa chevelure blanc nacré et son regard bleu, perçant mais plein de bonté.

Ils s’arrêtent au grand portail et échangent un regard. Albert aimerait bien embrasser son oncle mais un militaire, en tenue d’apparat de surcroît, ne s'autorise pas ce genre de geste. Jean lui fait un coup d’œil et s’apprête à monter dans la voiture qui l'attend. Le chauffeur ouvre la portière arrière, salue respectueusement Jean et attend qu'il soit bien installé pour fermer la porte. Puis il fait le tour, par derrière, s'assied au volant, tire sur le démarreur et la voiture s'ébranle pour disparaître à l'angle, quelques mètres plus loin, laissant Albert rêveur. Il se demande bien pourquoi un militaire n'a pas le droit d'embrasser son neveu. Sa tante lui avait bien expliqué un jour que c'était le règlement et lui avait raconté qu'alors qu'elle était enceinte de René et presque à terme, Jean l'avait tenue par le bras pour l'aider à monter les escaliers des Services Municipaux. Un Lieutenant Colonel qui se trouvait là par hasard l'avait regardé d'un œil réprobateur. Jean n'avait pas été sanctionné compte tenu de ses états de service mais tout autre aurait certainement essuyé un blâme. Il ne pouvait même pas embrasser ses enfants lorsqu'il était en tenue, vous vous rendez compte...

- L'armée alors.. Zut ! bougonne-t- il, sans se rendre compte qu'il parle tout haut, faut que je me dépêche, j'ai  promis à tata que je ne traînerai pas en route...Les commissions j'en ai marre, c'est toujours moi qui fait les  corvées et jamais René...

Et vlan ! Un coup de pied rageur sur une pierre qui va se fracasser sur une porte de garage provoquant l'aboiement du chien de garde qui devait dormir derrière et ameute tout le quartier. Pourquoi est-il de mauvaise humeur tout à coup et de surcroît, de mauvaise foi. Son cousin René n'est encore qu'un tout petit et il sait pertinemment qu’il n’est pas en mesure de faire quelque course que ce soit pour sa mère.

En fait, il aurait bien aimé être une mouche pour voir comment ça se passait, un enterrement comme celui-là.

 

*

4 – LE FANTOME DU LIEUTENAND BRIAND

 

Le soir de l’enterrement, Jean rentre assez tard, très fatigué. Il ne tarde pas à troquer sa tenue d'apparat pour une tenue civile plus décontractée. Contrairement à beaucoup d'hommes à la maison, il ne chausse jamais de pantoufles, de sahariennes ou d'espadrilles. A cause de sa jambe, il porte toujours des chaussures spéciales, dont l'une a une semelle un peu plus épaisse et, à la maison, il chausse une paire un peu plus usagée qu'Antoinette astique autant que les autres.

Ils s'attablent pour prendre le dîner du soir. Sur sa chaise haute en bois, le petit René, le cou engoncé dans une grosse serviette à carreaux rouges et blancs, domine la situation du haut de ses trois ans. Il tente de manger proprement la purée de pois cassés qu'Antoinette vient de lui servir et geint, une fois de plus, parce que c'est trop chaud.

-  Ben ! souffle au lieu de pleurer, lui dit Albert en levant les yeux au ciel.

Pressé de questions par Antoinette, Jean se met à raconter, avec maints détails, les émouvantes funérailles de l'officier. Il décrit le faste que l'armée réserve à ses soldats morts au front ; L’affût de canon sur lequel repose le cercueil recouvert par le drapeau français; Les six hommes en tenue d'apparat entourant l’affût ; L'infinie tristesse du lieutenant, en grande tenue, suivant le cercueil, menant au col le cheval blanc du défunt harnaché et sellé comme le veut la tradition. Derrière eux, un militaire en grande tenue porte avec respect un coussin rouge sur lequel sont épinglées les décorations de l'officier mort au champ d'honneur ainsi que la médaille militaire qui vient de lui être décernée, à titre posthume. Suit encore la musique du Régiment, la famille en grand deuil, les officiers, les sous-officiers et hommes de troupe. Albert n'en perd pas une miette.

Jean détaille encore l'office religieux, commente le choix des épîtres, des psaumes et pour terminer, donne les grands thèmes du discours prononcé par le Colonel du Régiment. Il évoque aussi avec quelle dignité l'épouse avait reçu le drapeau français qui recouvrait le cercueil après avoir été plié, suivant le rite précis, par deux des hommes qui entouraient l’affût.

Albert sent combien son oncle a été touché par cette cérémonie et ce deuil qui le frappe car il avait été à deux doigts de connaître le même sort. L'enfant, fort impressionné, voit et vit les scènes au fur et à mesure que son oncle s'exprime. Le récit dure tout le temps du repas et même au delà. Puis, Jean va s'allonger dans sa chambre, afin de reposer un peu sa jambe. Antoinette va coucher le petit René qui avait fini par s'endormir dans ses bras et se rend à la cuisine pour laver la vaisselle du dîner tandis qu'Albert se rappelle, tout à coup, qu'il a une récitation à recopier sur son cahier.

Il est seul, dans la salle à manger, où il commence à écrire à la lueur intime de la lampe à pétrole. Il a du mal à se concentrer; ses yeux suivent la fumée qui s'échappe de la lampe et ses pensées reviennent inévitablement à la cérémonie funéraire si bien décrite par son oncle. C'est alors que la fumée de la lampe à pétrole donne vie à des formes étranges. La flamme, qui vacille un peu sous l'effet d'un léger courant d'air, fait danser les ombres des meubles et, sur le mur, devant les yeux éblouis de l'enfant, se déroule à nouveau tout le défilé. C'est hallucinant de vérité. Sa gorge se noue lorsque, sur le mur, il voit la silhouette du Lieutenant Briand qu'il n'a jamais vu, qui s'avance vers lui dans sa belle tenue, entouré de lumière, le sabre au côté. Albert a l'impression que ses yeux sortent de leur orbite, il sent ses cheveux se dresser sur son crâne et son souffle devient court. Le Lieutenant est là, tout près, va poser sa main sur son épaule. Albert pousse un cri terrible et se lève si brusquement que sa chaise se renverse. Il se met à courir dans tous les sens, cherche à sortir de la pièce mais accroche son chandail à la clenche de la porte ce qui décuple sa terreur. Il hurle comme un fou,

- Lâchez-moi, au secours ! au secours ! M'mannnn ..

Jean et Antoinette se précipitent et le trouvent pratiquement sans connaissance, murmurant des mots sans suite. Son oncle le presse de questions qu'il n'entend pas. Il distingue mal le verre d'eau que sa tante approche de sa bouche. C'est alors que Jean lui donne une gifle qui lui fait retrouver un peu ses esprits,

- Lieut... Bri..ant, il est... il est ve..nu me cher..cher !

- Mon Dieu Jean, ce gosse me rendra folle.

- Je sais ce qu'il a Antoinette, c'est de ma faute.

- Ah !

Jean s'en voulait d'avoir parlé de mort à une heure aussi tardive, devant son neveu, qui avait l'esprit par trop imaginatif. Il porte Albert encore tout tremblant jusqu'à son lit, lui parle doucement, parvient à le calmer un peu. Il reste longtemps assis là, à côté du lit, dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'il ne sente plus la main du gamin grelotter dans les siennes et qu'il peut sentir son souffle régulier enfin apaisé.

Les images ont tellement imprégnées son cerveau que le gamin reste perturbé plusieurs jours.

Le 27 mai 1926, le rebelle Rifain, Abd el-Krim, qui conduisait la révolte du Rif pour s’opposer à la domination européenne, finissait par se rendre. Le calme allait revenir dans la région et Jean pourrait enfin vivre un peu plus en paix.

* 

5 – LES CRIQUETS


Cette année là, l’été est torride. Deux semaines de chergui, sans discontinuer et pour les cultivateurs, une sécheresse tragique qui vient du Sud. Tout à coup, on ne voit plus le soleil à Aïn Missa. Toute la campagne résonne de cris. Les cultivateurs s’agitent dans les champs, contre un invisible ennemi, tapant comme des déments sur les bidons. Les fumées montent des broussailles enflammées à la hâte. Une ombre rouge apparaît comme une frange, sur la ligne nette des collines. Poussé par le vent ascendant, le premier nuage de sauterelles s’abat sur les champs, dans les jardins, et s’engouffre jusque dans la maison.

La veille, elles s’étaient abattues sur toute la région de Meknès . Elles tournoient sur la région en vol épais. Quand ceux-ci passent devant le soleil, une ombre funèbre glisse sur les blés, les maïs et les oliviers. L’air chaud les maintient en hauteur où les rafales les déportent de quelques kilomètres, comme s’ils obéissaient à une subite décision. Mais dans les accalmies, ils se vide une horde d’insectes sur le sol, telle une pluie. Une à une, les vagues d’assaut passent les oueds, les collines, rien ne les arrêtent.. 

La journée avançant, les vols perdent de l’altitude et, trouvant l’abri du relief, semblent hésiter longtemps avant de s’abattre, pour le soir. Le ciel redevient blanc, et le vent s’apaise. Toute la campagne frémit de cris, de feux, de bruits métalliques. Quand ces parades dérisoires s’essoufflent, on entend monter, du sol et des plantes, le frottement huilé des millions de manducations. Il s’empare bientôt de la nuit, comme une respiration puissante.

Le lendemain, vers les dix heures, sous le plein soleil, la pâte brune et jaune libére le sol, explosant en parcelles tourbillonnantes. Il ne reste qu’une vallée grise, des arbres en squelettes et des animaux errants hébétés, dans des champs vides. Et ce n’est pas le pire. Durant la nuit, elles ont pondu et, dans quelques semaines, les criquets camperont sur place, en attendant que les ailes leur poussent. Alors, il ne restera plus rien. L’année sera stérile de fruits, de feuilles, de branches. Même l’écorce lisse comme un mastic gris des jeunes oliviers va céder à cette faim dévorante. On retrouva les criquets partout, dans l’eau de la source, dans l’oued où ils ressusciteront de toute noyade. Dévalant les collines, par les chemins de glaise durcie, ils se répandront sur les terres plus fraîches. La menthe amère, si tenace, n’embaumera plus les seguias.

Plus tard, sur la route qui passe devant la maison, on voit passer les loques faméliques de la misère. Elles s’arrêtent pour demander à boire et repartent sans parler, démunies de tout comme un désespoir. C’est une mauvaise année. La famine, quand elle a la force de se mettre en marche, monte du Sud, succédant aux sauterelles. On meurt sur place ou en route, malgré les secours.

A Aïn Missa, il ne reste pas grand-chose dans le jardin de la ferme cantonale.

En ville, à Meknès, Albert ne s’est rendu compte de rien. Il a, tout de même, une jeunesse heureuse. Il vit entouré de l'affection de sa tante, de son oncle, il voit son père chaque fin de semaine et ils passent de longs moments à discuter, tous les deux. Sa mère ne sait que faire pour lui faire plaisir, sûrement pour compenser son absence.

Cependant, parfois Antoinette le trouve assis par terre, dans un coin, taciturne, et s'inquiète,

- Mais Albert, mon chéri, qu'est-ce que tu as. Tu n'es pas heureux avec nous ? Il te manque quelque chose ?

Invariablement il répond qu'il n'a besoin de rien, que tout va bien et il est sincère. Il ne répond pas ainsi pour lui faire plaisir. D'ailleurs, il se pose toujours des questions. Pourquoi fait-il toujours d'énormes bêtises dont il ne prévoyait pas, sur le moment, les conséquences. Il ne parvient pas à trouver de réponse. Pourtant, certaines espiègleries auraient pu avoir des conséquences tragiques. Tiens par exemple, ce jour-là, chez le frère de Rose....

 

*

6 – LE FUSIL DE CHASSE

 

C'était au début de l’installation de ses parents à Aïn Missa et une des premières fois où sa mère était venue le voir. Enfin elle disait toujours qu'elle venait le voir et finissait par l'entraîner chez l'un ou chez l'autre. Il aurait pourtant préféré rester un peu seul avec elle, à la maison, mais non ! Il ne lui en voulait pas, il avait bien compris qu'après tout, elle vivait de longues journées seule à la campagne pendant que son père travaillait et qu'elle avait eu tant de chagrin lorsque son petit frère était parti là-haut...

Rose était une belle femme d’origine berbère, plantureuse, d'une gentillesse et d'une probité sans faille. Marie l'avait connue à Aïn Taomar et avait tout de suite éprouvé beaucoup de sympathie pour cette femme qui avait été abandonnée par son mari, un espagnol sans vergogne, qui lui laissa trois enfants à charge. Marie l'avait aidé, soutenue. Elle l'avait présentée à quelques personnes qui étaient susceptibles de lui donner du travail et Rose retrouva un peu de dignité. Rose fut ensuite engagée par M. Walop, un brave homme qui avait perdu sa femme de la variole. Il était resté veuf avec quatre enfants. Rose, très travailleuse soigna si bien la famille que, petit à petit il se créa des liens et M. Walop prit toute sa famille en charge.

Dès qu'ils furent installés à Meknès, Rose s'empressa de contacter Marie, heureuse de lui faire part de sa nouvelle situation. Depuis, elles se voyaient pratiquement toutes les semaines.

Ce jour-là elles s'étaient données rendez-vous pour aller jusqu'à la ville ancienne où habitait Sauveur, le frère de Rose, qui était récemment revenu d'un voyage en Espagne où il s'était marié. Rose avait hâte de présenter sa belle-sœur à Marie. Bien entendu, elle emmena Albert qui aurait sans doute préféré aller faire un tour en ville, plutôt que se retrouver au milieu d'adultes qui n'arrêtaient pas de parler. En passant rue Rouamzine, Marie lui montra la maison où ils avaient vécus, lorsqu'ils étaient arrivés à Meknès. Le gamin pensa qu'ils avaient bien fait d'aller vivre à la campagne car il n'aurait jamais pu supporter de vivre sur un territoire aussi restreint.

Sauveur et sa femme habitaient un peu plus loin, dans une ruelle étroite qui débouchait sur la rue Dar Semen. La maison était précédée d'une petite courette ceinte d'un muret où un énorme chat gris, mollement étiré entre deux pots de fleurs, ne leur jeta qu'un regard dédaigneux. Tout près du chat, à droite de la porte d'entrée, un pot au feu mijotait sur un kanoun, sorte de creuset de terre rempli de charbon de bois sur lequel les femmes faisaient cuire les aliments.

La porte s'ouvrit et Sauveur, heureux de les accueillir, les fit entrer dans une salle à manger, pas très spacieuse. Il se hâta de présenter sa jeune femme et deux couples qui étaient venu leur rendre visite. Congratulations, félicitations, patati, patata, cela produisit vite un brouhaha qui ennuiya terriblement Albert qui ne savait pas quoi faire de ses dix doigts. Il traîna d'un bout à l'autre de la pièce, dévisagea chaque photo, inspecta chaque bibelot. Soudain, son regard se porta sur un fusil de chasse accroché au mur. Il se demanda s'il était chargé. Comment le savoir ? En appuyant sur la gâchette pardi ! Oui, mais ça pouvait être dangereux. Et s'il était surpris ? Il ramasserait sans doute la plus belle raclé de sa vie. Il en était là de ses suppositions, le regard rivé sur le fusil, confusément certain, au fond de lui-même, qu'il allait aller jusqu'au bout de son désir, appuyer sur cette gâchette qui semblait le narguer. Il regarda sournoisement autour de lui mais la conversation battait son plein et nul ne se préoccupait de sa petite foulée circulaire autour de la table. Il sentit monter en lui une certaine excitation et, n'y tenant plus, tendit le bras et appuya sur la gâchette. La déflagration fut terrible, rendue plus assourdissante encore par l’exiguïté de la pièce. Sous le coup, le fusil tomba. Albert fut projeté sur le cul, au bord de la syncope. Dans la petite pièce, c'était l'affolement. Abasourdis par la détonation, certains s'étaient instinctivement précipités à l'extérieur et chacun essayait de comprendre ce qui s'était passé. Un moment d'apocalypse. Les vitres de la fenêtre avaient volé en éclats et il y avait un énorme trou dans le plafond. Albert était à terre et ne bougeait pas. Marie le tâta partout, le croyantt mort.

Ne découvrant aucune blessure, elle lui donna une bonne gifle qui le réveilla tout à coup...

- Oh M'man ! c'est toi ?

Dans le quartier, ce fut la confusion totale. Les voisins alertés par la détonation, échafaudaient déjà toutes sortes d'hypothèses. Sauveur se demanda comment ce fusil avait bien pu tomber du mur où il était solidement accroché depuis trois ans. Personne ne songea à incriminer Albert puisqu'il avait été projeté à terre. Finalement, c'est ce pauvre Sauveur qui fut l'objet d'une sacrée rincée. Ca tombait de tous les côtés.

Comme parfois malheur est bon, ou que le malheur des uns fait le bonheur des autres, dehors le chat, effrayé par la détonation avait renversé le pot-au-feu et faisait un festin de roi.

Lorsqu'en fin d'après-midi Marie raconta leur mésaventure de l'après-midi à Jean, il hoche la tête,

- Eh bien ! Je ne voudrai pas l'avoir sous mes ordres celui-là, tu parles d'un soldat, pendre un fusil dans la maison, sans même le décharger...

- Ne dis pas cela Jean, tu es méchant, Sauveur s'est bien battu pendant la guerre d'Espagne,

- Ouais, ben s'ils étaient tous comme lui, pas étonnant qu'ils l'aient pas gagné leur révolution. Ils ne devaient pas souvent nettoyer leurs fusils. La preuve, depuis combien de temps il était accroché au mur celui-là, pas déchargé en plus, tu parles d'un troufion ?

- Mais ce n’était pas un fusil de guerre, c'était un fusil de chasse.

- Eh ben ! raison de plus.

Albert se garda bien d'ajouter quoi que ce soit, mais son oncle le regarda d'une drôle de façon. Lui était-il venu à l'idée qu'Albert avait pu être pour quelque chose dans cette histoire qui aurait pu mal tourner ?

Antoinette déclara à qui voulait l'entendre qu'elle allait sans doute mourir avant l'heure d'une crise cardiaque tant son neveu lui en faisait voir de toutes les couleurs. Il la rendait folle... enfin c'était les propos d'Antoinette et chacun savait bien qu'elle dramatisait tout... 

Cela ne l’empêche pas, ce 27 novembre 1927, de mettre au monde Henriette Rose, sans problème et le bébé n'a pas dû trop souffrir durant ces neuf mois puisqu’elle pèse plus de quatre kilos. Selon Antoinette, elle est arrivée le sourire aux lèvres et les yeux grands ouverts.

Sans doute doit-elle déjà se régaler des péripéties de son cousin. C’est une magnifique petite fille qui fait la fierté de ses parents et rend son frère René un peu plus grincheux.

***

(à suivre)...

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