DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre XIX -1939

1939

1 - LA MOBILISATION GENERALE

 

Albert est très heureux de retrouver sa femme en pleine forme, c'est le cas de le dire, car elle s'est bien arrondie et arbore un éclatant sourire mis en valeur par son joli teint bien bronzé. Elle retrouve ses parents avec joie et ils peuvent constater que leur fille n'a subit aucun sévisse, mais est magnifiquement épanouie.

A leur grand étonnement, parce qu’ils n'ont pas l'habitude, parce que ça ne se faisait pas chez eux, Charlotte leur distribue des cadeaux de la part de Marie et de Joseph, tout en décrivant la gentillesse de toute la famille, l'accueil des amis. Décidément, ils étaient bien braves ces gens là ! Quant au Père Dautremont, ce qui l'intrigue le plus c'est la petite taille des pruneaux que sa fille lui donne.

-   Goutte papa ! C'est mon beau-père qui les a spécialement préparées pour toi.

-   Sont bien petit ces pruneaux. On dirait des cafards. Avec tout le soleil qu'il y a là-bas ils ne sont pas fichus d'avoir des pruneaux plus gros.

Prenez bien soin d'elle Maman, elle aura besoin de vous. Merci pour tout.

Il part très vite, les épaules basses, la tête rentrée dans le cou, sans se retourner, afin que Charlotte ne puisse voir son désarroi.

A Forbach, les militaires couchent dans les granges, les réquisitions de logements étaient réservées aux officiers. Dans la journée, ils construisent des tranchées, prennent la garde aux avants postes en lisière de la forêt comme si les allemands allaient leur tomber sur le dos. Des patrouilles sont organisées. Les unités du régiment se relaient et n'ont droit à aucune permission, à croire que leurs états-majors ne sont pas très rassurés.

Le 1er septembre 1939, HITLER envahit la Pologne.

Le 3 septembre 1939, la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. C’est la mobilisation générale.

 

La situation change pour le 13ème Tirailleur, ils sont en guerre et les Allemands ne mettent pas longtemps à se manifester. Les patrouilles sont souvent au contact sur le terrain et avec les premiers bombardements, ils comptent leurs premiers morts.

Plus tard, Albert raconte.

"- Ca fait un drôle d'effet le baptême du feu et les bombardements sont effrayants ; Ils vous nouent les tripes et vous clouent au sol. La peur ! Bien sur qu'elle existe. En tout cas, moi, je l'ai bien ressentie. Elle est sournoise, elle s'insinue en vous, vous grelottez, figure contre terre. Et puis, mécaniquement, aux ordres du chef on se lève, on tire, les mitrailleuses entrent en action. Si on n'est pas déjà à terre, on plonge dans le premier trou d'obus qui se présente et cela dure pendant toute l'attaque. Puis ça s'arrête. L'ennemi a évalué nos forces, nous avons évalué les siennes et le lendemain ou le surlendemain ça recommencera, dans ce coin ou dans un autre.

Après l'attaque, les infirmiers qui ont suivi les unités au combat, ramassent les morts et évacuent les blessés graves sur l'arrière ; Les blessés légers reprennent le combat, après quelques soins.

Lorsqu'on est en période d'attaque, on est dans un état second. On est pris sous le feu de l'action. D'abord c'est une sorte d'excitation et dans les Régiments de Tirailleurs en particulier, car il y a les cris poussés par tous les Arabes qui résonnent d'une étrange façon et vous galvanisent. Le Tirailleur Arabe est plus que cela, c'est un attaquant né, la vue du sang le sublime, d'ailleurs, par la suite, nous avons appris que les Allemands étaient très impressionnés par la fureur des assauts. Par contre, dans un trou d'obus, pris sous un bombardement, l'Arabe panique et perd ses moyens. Je m'en suis aperçu lorsque, avec ma section, nous étions plusieurs dans cette situation. Ils ne pouvaient rester dans ces trous et sortaient au plus vite en gueulant "Y Allah Kbar" (Dieu est grand) et ils attaquaient.

Les calculs de probabilité nous avaient appris qu'un obus tombait rarement dans le même trou, alors on sautait de trou en trou, comme des puces. C’est à ce moment là, en sautant dans un trou que j’ai trouvé un magnifique crucifix et cela m’a fait un choc. Je ne savais pas, sur le moment, ce que cela pouvait bien signifier, s’il y avait là un signe du ciel où si c’était un présage de mort, toujours est-il que j’ai préféré croire à la première hypothèse et je ne m’en suis jamais séparé.

Ensuite il y a eu la période de ce qu'ils avaient baptisé "des pièges à cons".

Des objets à charge explosive réduite mais suffisamment dangereuse pour déchiqueter un doigt, une main ou, selon la nature de l'objet, pouvaient vous péter à la figure. Ca pouvait être une montre, un stylo, n'importe quelle bricole que la curiosité des soldats pousserait fatalement à bouger, à ramasser. A maintes reprises les gars des différentes patrouilles furent victimes de ces saloperies. Alertés par la répétition de ces accidents, ils finirent bien par comprendre que c'étaient des pièges et se méfièrent de tout ce qui pouvait se révéler prêt à exploser". ..

Les tirailleurs montent au front. Le temps est pourri, ils sont trempés jusqu'aux os, mangent froid dans leur tranchée car les gars qui assurent la corvée de la soupe doivent se rendre à la roulante qui se trouve à un bon kilomètre de leurs lignes. Ils mangent sans appétit cette lavasse immonde, en étendant bien leur toile de tente individuelle sur leur tête afin de protéger leur gamelle de l'averse.

De temps en temps il y a une alerte. Alors les bombardements recommencent et ils font leur métier de soldats. Lorsque la relève arrive, ils sont bien heureux de s'en être tiré à si bon compte et partent au repos, un peu à l'arrière du front. Là, ils commentent ce qui s'est passé, donnent le nombre de morts, nomment les copains perdus ou blessés avec, toujours en tête, le souvenir de leurs anciens de 14/18.

Qu'est-ce qu'ils avaient dû en baver durant leurs combats héroïques ! En luttant pendant des mois, sans arrêt, pour tenter de conserver une position qu'ils perdaient, reprenaient ensuite sous des déluges de feu.

Allaient-ils se montrer dignes d'eux et pour cela connaître le même enfer ?

 

*

 

3 – ALBERT APPREND QU’IL EST PAPA !


Au cours d'une relève, le 7 ou le 8 octobre, alors qu’ils sont aux environs de Forbach, un copain d'Albert, qui lisait l'Est Républicain s'exclame.

Tiens Bébert ! Ca doit t'intéresser ça ! Et il lui tend le journal ouvert à la page de Metz.

A la rubrique des naissances, Albert voit en encart

 

Le 4 octobre 1939

Mme TORRES Charlotte, née DAUTREMONT

 a mis au monde un garçon

 Prénommé Antoine.

L’enfant et la maman se portent bien.

 

Il se lève d'un bond.

- J'ai un garçon ! Eh les gars ! je suis père, j'ai un garçon, j'ai un garçon !

Il est fou de joie. Il ne tient plus en place... Puis il se calme d'un coup, l'air renfrogné.

- Il faut que j'aille les voir, il faut que Charlotte soit rassurée. Si elle a fait mettre un avis dans le journal c'est qu'elle espérait bien que je le lise ou que quelqu'un me le dirait. Il faut qu'elle sache que je suis au courant, que je lui dise que je l'aime, que je lui fasse savoir quelle joie elle me procure, quelle femme formidable elle est...Ah! la tenir dans mes bras...

- T'as cas demander une permission ! lui répondit son compagnon.

- Une permission, tu rigoles ! Ce serait trop long. Il faudrait attendre la confirmation, recevoir l'extrait de naissance et si entre-temps on devait assurer la relève... Non ! Je vais partir ce soir même...

- Gilbert tu es fou ma parole ! Tu risques d'être arrêté par une patrouille. Tu sais ce que c'est la désertion en temps de guerre ? Et le falot ! T'as pensé au falot !

Albert n'entend plus rien et leurs sages paroles restent vaines. Comme à son habitude, sans mesurer toutes les conséquences de son coup de tête, il prend sa décision.

- Vous vous débrouillerez bien pour l'appel du soir !

- Mais comment veux-tu qu'on fasse ! réplique l'autre, mort de peur en face de son camarade si déterminé.

- Vous n'avez qu'à remplir une capote de paille et la mettre dans mon lit. Ce n’est pas ça qui manque la paille, dans la grange où on pionce !

- Merde alors ! T'es gonflé toi. Bon ça va ! On fera pour le mieux, mais quand même, fais gaffe aux sentinelles.

Il dégote un vélo et, vers dix sept heures, alors que tout le monde est à la soupe, il s'éclipse. Il fait déjà nuit, il pleut et a beaucoup mal à se diriger. Sous l'effet de la pluie les bandes molletières se resserrent et le gênent pour pédaler. Il s'arrête, les enlève et les fourre dans sa musette et il se sent mieux ! Des voitures militaires circulent tous feux éteints ou bien les vitres des phares sont recouvertes d'une peinture bleue ce qui produit une lumière irréelle qui n’éclaire pas à plus de deux mètres. Dès qu'il entend un bruit de moteur, ou qu'il aperçoit ces petites lueurs, il se jette dans un fossé ou le taillis le plus proche avec son vélo.

Metz se trouve à une cinquantaine de kilomètres de Forbach. Par ce fichu temps, fait de crachin et de froidure, il ne voit plus la fin du chemin mais il pédale, pédale encore, mû par cet instinct de père qui veut absolument voir son fils. Son premier né, il veut embrasser sa femme qui lui donne une si grande joie. Il est environ dix heures lorsqu'il arrive à Metz. La ville est plongée dans le noir à cause du black-out mais, en passant devant les bistrots, qui théoriquement devaient être fermés, il peut entendre, derrière les rideaux baissés afin que ne fuse aucune lumière, le bruit confus des conversations.

Arrivé devant la porte de la rue Paille Maille, il est pris de tremblements. Il sonne et c'est Charlotte qui vient ouvrir. Elle s'attendait si peu à le voir qu'elle est secouée par un sursaut et se jette dans ses bras. Il est trempé de la tête aux pieds, le dos et la figure maculés de boue. Il dépose son vélo dans le couloir et, sans tarder, suit sa femme à l'étage où il est agréablement surpris par la douce chaleur qui règne dans la cuisine. Ses beaux-parents, qui ne sont pas encore couchés, restent un instant interloqués. Il les embrasse, enlève sa capote trempée et avant de fournir toute explication, demande à voir son fils.

Il voit alors une toute petite chose, toute fripée. Son fils est si petit dans son berceau qu'il en est tout remué.

Charlotte lui raconte son accouchement qui s'est bien passé. Quoique encore un peu pâlotte, elle se porte bien. Tout en donnant ces explications, elle lui donne du linge propre. Il se déshabille, se lave, pendant que sa femme s'empresse de nettoyer ses vêtements afin de les mettre à sécher.

Entre-temps, Marguerite lui avait préparé à manger et le Père s'était empressé d'aller à la cave et de ramener une bonne bouteille qui ne manquerait pas de le réchauffer.

Pressé de questions par son beau-père, Albert doit raconter ce qui se passe au front. Le Père, qui est germanophobe à l'excès, peste.

- Ces putains de vert de gris ! Tu vas voir qu'ils vont une fois de plus nous envahir et nous foutre à la porte, comme en 14/18 !

Nul n'est prophète en son pays, et le Père Dautremont qui avait déjà connu telle situation durant la dernière guerre, ne fait qu'anticiper et l'avenir allait lui donner raison.

 

« Le 17 septembre les Russes étaient entrés en Pologne. Le 21 c’était l'arrestation de deux députés communistes. Le 1er Octobre, les députés communistes avaient écrit au Président du Conseil, Edouard Herriot pour réclamer une négociation de paix. Maurice Thorez, quant à lui, s'était enfuie en Russie... »

Toute la famille est persuadée qu'Albert a obtenu une permission de quelques jours. Lorsqu'ils apprennent qu'il doit repartir le matin même, vers trois heures, c’est la consternation et Charlotte est incapable de cacher sa déception et son chagrin. Ils se couchent mais ne parviennent pas à dormir. Ils parlent longtemps, s'assoupissent un peu mais l'inquiétude de devoir partir très tôt, de laisser à nouveau sa famille sans soutien empêche Albert de s'endormir vraiment.Vers deux heures trente, épuisés et fébriles, il saute du lit. Les vêtements que Charlotte avaient disposés sur des chaises, devant la cuisinière et un peu partout sur les radiateurs en fonte, sont pratiquement secs, dégageant une odeur de laine mal rincée. Charlotte prépare un solide petit déjeuner qu'ils partagent bien tristement. Elle a les yeux bouffis. Au lieu de dormir, elle a passé ces quelques heures à pleurer. Albert, le cœur lourd, n’arrive pas à se faire à l’idée qu’il doit la laisser ainsi, seule avec son petit, sans pouvoir lui dire quand il pourrait les revoir.

 

Penché sur le berceau, Albert regarde longuement son fils qui dort paisiblement. Il lui explique, comme si l'enfant pouvait comprendre, qu'il doit partir pour défendre sa patrie, pour les défendre. Puis il se jette dans les bras de sa femme, la couvre de mille baisers, lui disant des mots rassurants, des mots d'amour, des mots fous, des sanglots dans la voix. Il doit partir, il ne peut s'arracher à elle...Il ramasse sa musette abondamment remplie de victuailles et d'une bonne bouteille laissée par le Père.

Les parents de Charlotte sont réveillés, ils n'avaient pas dormi eux non plus, mais ils préfèrent laisser le couple en tête-à-tête dans un moment aussi intime.

Tendrement enlacés, ils descendent les escaliers, lourdement, en se tenant bien serrés. Il l'embrasse encore longuement et doit s'extraire de ses bras pour prendre son vélo. Devant la porte, alors qu'il a déjà enfourché son engin, elle se précipite encore une fois, des adieux déchirants, qui n'en finissent plus...

-   Que Dieux te garde ! lui dit-elle.

-   Ah ! Qu'il t'entende. Putain de guerre !

Il doit pédaler ferme afin d'arriver au plus tôt. Il vient à peine de se lever et pourtant, il se sent si fatigué. Il n'a pas eu assez de sommeil pour récupérer. Les premiers coups de pédales sont laborieux, ses muscles sont froids.

Cela lui fait un drôle d'effet de circuler à vélo dans la rue Pontifroy, dans cette rue déserte, dans la nuit absolue, sans un bruit. Comment ne pas faire un retour dans le temps, pas si lointain, où ils arpentaient cette rue si animée, en chahutant avec les copains, Charlotte et ses amies. Comme ils avaient bien fait de profiter de ces heures de bonheur que rien ne semblait pouvoir compromettre.

Il ne pleut plus et ses muscles échauffés répondent mieux. Il commence à prendre un bon rythme et avance bien. Comme chaque fois qu'il avait pris une décision sur un coup de tête, il en mesurait les conséquences lorsque c'était trop tard.

Finie l'époque bénie où Jean, le tonton sauveur, le soutenait en cas de danger. Il n'était plus là, à ses côtés pour effacer ses frasques, il avait été replié sur Châtellerault. Albert n'avait plus rien à espérer en cas de coup dur. Mais quand le vin est tiré, il faut le boire

Dame Providence est sûrement à ses côtés.

Il arrive au casernement vers six heures moins le quart. La peur d’être considéré comme déserteur lui a donné des ailes. Peu après, c'est le réveil, l'appel, le jus.

Les copains, épatés par son culot, le rassurent bien vite. Pas d'accroc ! Ils avaient fait comme il avait dit et tout c'était bien passé.

-   Ouf ! Dieu merci, tout a bien marché Charlotte ! Dit-il tout haut, comme si elle était à côté et pouvait l'entendre.

Il pensait fort à elle, il l'avait laissé dans un chagrin si profond. Les reverraient-ils un jour ? Il devait garder sa foi en l'avenir. Oui, il le devait. Bien sur qu'il reverrait son fils et sa femme et ses parents et toute la famille et, pour garder l’optimisme de sa mère murmura « Demain sera un autre jour ! ».

 

*

 

4 - SAINT AMAND LES EAUX –

 

Le Régiment reste sur le front de l'est jusqu'au quinze octobre. Par radio cuisine -aussi efficace que le téléphone arabe- ils apprennent qu'il est question qu'on les envoie vers le nord où l'état-major avait décidé de former, avec les autres Régiments venant d'A.F.N, (Afrique du Nord) la 2ème Division d'Infanterie nord-africaine. Ces rumeurs se confirment et, relevés du front par un Régiment Métropolitain, ils partent en train et arrivent à Lille où leur régiment est réparti, par compagnie, dans divers secteurs. 

Ce 16 octobre 1939, au moment où le Régiment prend le train pour se rendre dans le nord, les troupes françaises, théoriquement envoyées en Allemagne pour aider les Polonais, sont ramenées de toute urgence derrière la ligne Maginot. Ce système de fortification, qui allait de Montmédy dans la Meuse à Huningue, situé à la frontière Suisse, s'étendait sur quarante kilomètres ; Deux tronçons de soixante-dix kilomètres chacun, sur un front total de sept cent soixante kilomètres s'étendant de la Suisse à la mer du nord. En 1932, le Conseil Supérieur de la Guerre avait refusé de continuer la ligne jusqu'à la mer considérant que les Ardennes étaient infranchissables !

Pendant ce temps, la Division d'Albert demeure sur le front. Allait-elle servir de tampon et être sacrifiée ?

La compagnie d'Albert s'installe à Haubourdin, à six kilomètres au sud de Lille, au bord de la Deûle où ils établissent leur ligne de défense. Drôle de guerre ! Les officiers sont logés chez l'habitant. Les sous-officiers, comme habituellement depuis le début de cette sale guerre, logent avec leurs hommes, dans les granges. Sous-officiers et soldats prennent la garde. Comme il est chef de groupe, Albert reste en faction avec ses mitrailleurs et ses hommes. Puis ils sont relevés et un autre chef de groupe prend la place avec ses hommes.

Dès qu’il le pouvait, il écrivait à sa femme, la prévenant de ces déplacements.

La drôle de guerre continue. Bien en retrait des lignes, certains officiers pleins de morgue, le stick à la main, mènent la grande vie. Ils laissent les troupe sous la conduite des aspirants, lieutenants et sous-lieutenants qui n'apprécient pas ces attitudes mais les soldats, se taisent, respectueux de la discipline militaire.

 

*

 

5 – LA CHANSON QUI DEGRADE

 

La vie est parfois étrange et réserve bien des surprises.

Le 9 décembre 1939, relevé du secteur du front, Albert se trouve dans un bistro plein à craquer. Il a retrouvé ses copains et, pour chasser leur tristesse, ils ont bien bu. Comme d'habitude, Albert raconte quelques histoires en sabir et les copains lui réclament une chanson. Il ne se faisait jamais beaucoup prier. Il annonce une chanson de sa composition mais, comme il n'est pas musicien, il avait écrit les paroles sur un air de valse très entraînant. Bien sur, parmi les clients il y a beaucoup de Ch'timis frontaliers et patriotes et Albert pense que cette composition ne peut que leur faire plaisir. Doté d’une assez jolie voix, il n'a pas besoin de micro pour se faire entendre ; Possédant une certaine présence, tout le monde l'écoute dans un silence religieux.

Il n'en est qu'au 2ème refrain que déjà la salle reprend en chœur et il remporte un énorme succès. L'ambiance est particulièrement chaude et les clients insistent, en redemandent. Il doit la chanter une seconde fois. On le fait monter sur une table qui lui sert d'estrade car tout le monde veut le voir. Il attaque le second couplet, lorsque la patrouille entre. Un sous-lieutenant accompagné de quatre hommes. Cela ne perturbe nullement Albert qui continue sa chanson patriotique dont le couplet est repris en cœur par les clients. Le sous-lieutenant s'approche lentement de la table, frappant ses bottes de son stick, comme pour mieux affirmer son autorité, le regard mauvais, la bouche serrée. Albert se tait, les clients, tout à coup muets regardent la scène, médusés. L'officier se campe devant Albert, debout sur la table, tout en continuant à frapper ses bottes. On n'entend plus que ça, le stick sur les bottes. Tout à coup, afin tout le monde l'entende bien, il crie.

- Descendez de là ! C'est indigne d'un caporal-chef de se ridiculiser en public, débraillé et soûl de surcroît. Allez, au trot.

L'assistance reste pétrifiée. Il règne un silence de mort. Les copains, connaissant bien le caractère d'Albert, sentent que ça va mal tourner. Ces moments-là ne durent qu'une fraction de seconde mais pour l'interpellé c'est comme un ralenti ; les images sont d'abord captées par les yeux et figées ; les paroles raisonnent dans les oreilles puis, lentement arrivent au cerveau. La réaction dépend du tempérament de l'individu. Surpris, il ne réagit pas, s'écrase ; chez les sanguins, les impulsifs comme Albert, c'est le choc, la folie furieuse, la rage, l'amok comme disent les Malais.

De la table où il est perché, il plonge, tête en avant, sur l'officier qui s'affale par terre. Là il se met à le cogner. Les Tirailleurs de la patrouille mettent un certain temps à réagir. Ils sont du même Régiment qu'Albert et pas très motivés pour sortir le sous-lieutenant de ce mauvais pas, presque satisfaits que ce petit merdeux se fasse moucher. Mais il faut bien qu'ils interviennent. Ils ont du mal à arracher l'officier des bras de son agresseur. En sang, les yeux pochés et les pommettes ouvertes, l’homme est en piteux état. Ils doivent se mettre à plusieurs pour retenir Albert, écumant, le regard fou, tremblant de la tête aux pieds pendant que deux hommes de la patrouille relèvent leur chef. Albert fait penser à un loup affamé, vorace, à qui on vient d'arracher l'os qu'il était en train de rogner.

Tandis qu'une ambulance emmène le sous-lieutenant à l'hôpital, Albert est conduit au Bureau de la Place. Le rapport de police est rédigé et il est conduit à son Unité où on le jette en prison.;L'affaire est grave. Frapper un Officier, en période de guerre, cela pouvait le conduire au Tribunal Militaire puis au falot et Dieu seul savait ce qui pouvait en résulter.;Une enquête est rondement menée. Albert ne sut jamais quelles circonstances atténuantes lui avaient permis d'échapper au pire, toujours est-il qu'il s'en tire avec le minimum prévu en pareille circonstance.

Le 10 décembre 1939, la sentence tombe. Cassation du grade de caporal-chef. Mise à la disposition de la 3ème Compagnie stationnée à Saint-Amand-les-Eaux et soixante jours de prisons.

Pour Albert ce n'est pas trop cher payé. La prison ! Il avait déjà goûté, mais les conséquences de sa dégradation allaient être lourdes, surtout pour sa femme. Charlotte, à qui il avait fait une délégation de solde, ne percevrait plus qu'un revenu de 2ème classe, une misère.

Pour avoir voulu interpréter une chanson patriotique de sa composition en l'honneur de ses soldats, Albert perd une fois de plus ses galons de caporal-chef.

Son copain Jean-Marie demande et obtient une permission. Il va lui-même annoncer la terrible nouvelle à Charlotte. Elle reçoit cette nouvelle gifle du destin avec dignité, sans broncher, forçant l’admiration de Jean-Marie qui envie Albert qui n’a pas l’air de se rendre compte de la chance qu’il a. Malgré ce nouveau coup du sort, Charlotte fait preuve d'une abnégation totale et n'en parla jamais à ses parents, se privant elle-même, puisqu'elle était à leur charge. Elle ne travaillait plus chez Mme Zhel qui, dès le début de la guerre, avait fermé boutique pour se réfugier chez sa sœur installée dans le Midi.

 

 

***

(à suivre)...

 

 


 


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