DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR - Chapitre XIV - 1937

 

CHAPITRE 14

1937

 

1 - LA JAVA

 

La vie d'Albert reprend un cycle normal, du moins normal pour lui et sa bande de copains. Ils mènent une existence agréable et, hormis les contingences militaires, on peut dire qu'ils sont heureux. S'ils s'entendent tous à merveille, c'est tout de même un peu plus particulier entre Albert et Jean-Marie, son ami, son frère de régiment. Ces deux-là n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Un regard et ils sont immédiatement connectés, leurs cerveaux leur dictent la même marche à suivre ce qui fait l'admiration de tous les copains.

 

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La bande à Gilbert, allez savoir pourquoi, on l'avait baptisé Gilbert –en fait Albert supposait que comme les copains l’appelaient Bébert, les gens du crus avaient du penser qu’il se prénommait Gilbert -est respectée parce qu'ils partagent un certain sens de l'honneur. Il ne faut pas leur marcher sur les pieds trop ouvertement en les provoquant car ils se montrent de redoutables adversaires. Toutes femmes se trouvant en leur compagnie, fussent-elles de réputation douteuse, sont sacrées et intouchables.

Cela dit, ils aiment bien chahuter, sont de bonne compagnie et adorent danser.

"La Java" est devenue leur endroit préféré.

Un soir, pour s'amuser, Albert et Jean-Marie se mettent à danser la valse ensemble, à petits pas, à la Toulonnaise. Ils sont les seuls, dans toute la ville, à la connaître. Dès lors, ils sont baptisés "Les Mokos", en référence à Jean Gabin qui avait immortalisé ce genre de valse dans "Pépé le Moko".

Les copines leur demandent souvent de faire une démonstration et l'accordéoniste ne se fait jamais prier pour les accompagner. Il s'en donne à cœur joie et entraîne les deux compères dans une valse étourdissante avec une dextérité extraordinaire. Ses doigts vont et viennent avec une telle rapidité qu'on a l'impression que l'accordéon, à peine effleuré, juste caressé, jouit de plaisir. On aurait pu croire les deux danseurs gênés par leurs souliers à clous mais ce n'est pas un obstacle, même sur ces parquets parfaitement cirés qui avaient connu une génération ou plus de grivetons en goguette.

Ils trouvent tout de même une parade pour danser encore plus allègrement.

Jean et Antoinette habitent à Ban Saint Martin, petite ville de l'agglomération messine. En 1840 le Ban Saint-Martin était encore un petit village de vignerons dont la population ne dépassait pas 480 habitants. Après l'annexion de l'Alsace-Lorraine, le Ban Saint-Martin, où le maréchal Bazaine, défenseur de Metz assiégée par l'armée allemande, avait établi son quartier général, devint une place forte de la banlieue ouest de Metz.

C’est un quartier calme et verdoyant, à l'opposé de Fort Moselle. Antoinette a fini par s'habituer à la ville, s'y est fait des amies et mène une vie agréable. Elle gâte toujours autant son neveu qui vient les voir souvent.

Dès qu'il entend la voix d’Albert, René, accourt afin de connaître les nouvelles aventures qu'il n'allait pas manquer de raconter, buvant ses mots, le regard admiratif. Car son cousin ne manque pas de narrer ses fredaines à Antoinette qui le chérit tant. Mais il raconte à sa manière, sachant s'y prendre pour la faire pencher en sa faveur.

Aussi, au dîner, lorsque bien souvent la conversation tourne autour de la "bande à Gilbert", il sait qu'il peut compter sur elle.

- Vous avez encore fait les cons samedi soir. Une sale bagarre ! Heureusement que Dupuis (l'adjudant de garde) est un copain et qu'il a fait sauter le rapport.

- Antoinette, sublime intervient.

- Ce n’est pas de leur faute Jean, tu sais bien qu'ils sont toujours provoqués par la bande de Chambières. (un quartier de Metz plutôt habités par des polonais)

- Et comment tu sais ça toi ? répond Jean de mauvaise humeur.

- Ben on parle entre femmes ! N'empêche que la bagarre de samedi est arrivée à cause de leurs chaussures à clous.

- Qu'est-ce que tu me racontes là ! Non mais tu rigoles, qu'est-ce que les chaussures à clous viennent faire là-dedans ?

 - Si, je t'assure. Raconte comment ça s'est passé Albert.

Un peu éberlué, Albert jette un regard interrogateur à Antoinette qui lui adresse un coup d’œil en douce. Bigre ! Bon menteur doit avoir bonne mémoire. Qu'est-ce qu'il lui avait dit déjà ? Ah oui !

- Ben ! Je dansais avec Jean-Marie, on faisait une démonstration de valse Toulonnaise. On a glissé sur le parquet à cause des chaussures à clous et on a bousculé un gars de Chambière au passage. Le mec a dit qu'on l'avait fait exprès et a envoyé un coup de poing à Jean-Marie. J'ai aussitôt répliqué par un coup de tête et ça a fini par déclencher une bagarre générale.

- Ouais ! parce que vous dansez entre hommes maintenant ! Eh ben ! se contente de répondre Jean qui ne croit cette histoire qu'à moitié.

Habilement, Antoinette parle d'autre chose et la conversation se poursuit sur un ton plus affectueux.

Quelques jours plus tard, grâce à la complicité d'Antoinette, Albert et Jean-Marie vont chercher au magasin du Régiment, deux paires de bottillons neufs que Jean avait fait faire à leurs mesures. Avec grand soin, ils font sauter tous les clous.

Merveilleuse Antoinette, dit Jean-Marie, fais-moi penser à lui acheter des fleurs Bébert. Ta tante est sublime, elle a sut convaincre ton oncle. Dis donc, elle sait y faire hein !

Le soldat est le représentant de son Régiment. Lorsqu'il sort, sa tenue doit être irréprochable. En ce qui concerne le 13ème, les souliers doivent être impeccablement cirés, le ceinturon astiqué, le chèche bien droit et les boutons brillants comme des bijoux.

Devant le poste de police, il y a une grande glace qui leur permet de rectifier leur tenue. Un sous-officier passe l'inspection puis le soldat se dirige vers un bac de sable où il pose ses pieds afin que l'inspecteur puisse constater qu'il ne manque pas un clou sinon, hop, « demi-tour, vous reviendrez quand votre tenue sera correcte !"

Albert et Jean-Marie, tenue réglementaire de rigueur, chaussures impeccables, autorisés à sortir, n'ont plus, en passant, qu'à s'arrêter dans le petit troquet de l'angle de la rue Belle Isle où ils buvaient traditionnellement leur café. Là, grâce à la complaisance de la patronne qui a un petit faible pour "ces Mokos", ils changent leurs chaussures militaires pour les chaussures plus civilisées qu'ils s'étaient confectionnées et dans lesquelles ils étaient tout de même plus à l'aise pour danser. La patronne gardait les autres jusqu'à leur retour

 

 

2 – LA TENUE DU  13ème TIRAILLEUR

 

Leur tenue kaki, outre la chemise, le pantalon, la veste et la capote, comporte deux accessoires qui revêt une grande importance et qui demande une grande dextérité : la ceinture et le chèche. La ceinture n’est qu’un morceau de flanelle rouge large de vingt centimètres et de cinq mètres de long (Officiellement, elle permettait de protéger l'abdomen du froid et évitait ainsi les maux intestinaux !). La bande de tissu est d'abord enroulée sur elle même, comme une bande ; Il suffit ensuite de s'entourer la taille en emprisonnant la chemise et le pantalon, en serrant bien fort, puis le ceinturon bien astiqué est ajusté dessus. Seul, c’est fastidieux tandis qu’à deux, c'est plus facile. Aussi, Jean-Marie tient la ceinture roulée dans la main et Albert tourne sur lui-même. Ensuite, il aide Jean-Marie. Ils sont tellement au point que c'est devenu une de leurs attractions de fin de bal avec la confection du chèche, qu'ils enroulent impeccablement et à toute vitesse autour de leur tête à la manière des sikhs hindous. Mais ils sont vite lassés et, comme pour les chaussures, finissent par couper la ceinture et ne gardent que de quoi faire deux fois le tour de leur taille. Ni vu, ni connu.

Plus tard, un vieux birbe de colonel d’état major pense que les chèches seraient plus seyants avec des dessins et met au point une maquette. Jean, qui a la responsabilité du service matériel et habillement, doit faire confectionner les tissus adéquats. Ca fait travailler les tisseurs.

Les Tirailleurs doivent se recycler, réapprendre à rouler cette espèce de pièce montée, ce qui n'est pas facile au début, car les dessins doivent se former au fur et à mesure de l'enroulement Le casque sert de support, représentant la tête. Il fallait poser la calotte de chéchia et entreprendre le fameux échafaudage, selon les normes strictes ; Enrouler alternativement autour du chèche kaki les deux pièces d'étoffe de cinq mètres, l'une blanche, l'autre kaki comportant chacune cinq plis, laissant ainsi apparaître un dégradé de plis blanc et kaki qui formait le dessin imaginé par ce colonel inventif, c’était vraiment pénible.

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Aussi, une fois le montage terminé, Albert, comme ses copains prennent soin d'enlever leur couvre-chef avec une délicatesse extrême afin de ne pas avoir à le refaire.

Au bout d'un mois, la plupart des hommes avaient réduit les deux chèches à deux mètres ce qui rendait tout de même l'opération plus facile et le résultat tout aussi seyant, un peu moins proéminent tout de même. Que de tissu gâché ! Enfin, cela fait partie des aberrations militaires de l’année qui fait la grande joie des femmes, fiancées ou petites amies qui ont le bonheur de récupérer les morceaux d’étoffes.

Cependant, la tenue qui a emballé la population de Metz, c'est la tenue N° 1, appelée tenue de Turco. Dérivée de celle du zouave, elle est composée d'un pantalon de style spahis, avec une vingtaine de plis, et doit être d'un blanc éclatant ; La tunique bleue gansée de jaune et la fameuse ceinture de flanelle rouge sur laquelle est porté le ceinturon. sans oublier le gilet bleu gansé de jaune qui complète cette superbe tenue.

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(Image : http://www.immsfrance.fr)

Pour conserver les plis de son pantalon impeccable, Albert, s'était souvenu des gestes de sa grand-mère. Il humectait le tissu, formait les plis avec soin et plaçait ensuite son œuvre entre le sommier et le matelas afin qu'il conserve sa forme. Les copains n'ont pas tardé pas à l'imiter ce qui leur a permis de faire des économies de repasseuse.

Leur ancien colonel, le Général Giraud, est devenu gouverneur de la place de Metz et vit à la Résidence avec sa famille. Seul le 13ème Tirailleur a le privilège d'y monter la garde. La relève a lieu tous les midis, suivant un grand cérémonial, et de nombreux badauds assistent à ce qui demeure pour eux, un spectacle.

 



 

3 – MASSABIT, L’INFORMATEUR

 

Les soucis d'Albert et de ses camarades sont bien limités pour l'instant. Ils sont encore très jeunes et, en dehors de la caserne, ce qui compte le plus pour cette bande de copains, c'est le bal, les filles et la bamboula. Le plus amusant, c'est qu'Antoinette est au courant de tous les faits et gestes de son neveu. Mais comment s'y prend-elle ?

En qualité d'officier, Jean a une ordonnance, un soldat Marocain qui a été mis à sa disposition pour son service personnel. Il s'appelle Massabit et s'occupe du grand ménage. Petit, vilain comme un pou estropié, il est d'une propreté et d'une probité extrême, ce qui est essentiel pour Antoinette qui ne l'aurait pas supporté autrement. Même les doublures de ses vestes sont d'une blancheur éclatante. Très travailleur, il manie la brosse à sol comme personne et Antoinette peut s'enorgueillir d'avoir les parquets les mieux tenus de tout le Régiment, ce qui éveille la jalousie de "ces dames" qu'elle reçoit, rituellement, le mercredi après-midi.

Hormis le dimanche, qui est aussi son jour de congé, Massabit arrive tous les jours à huit heures tapantes. C'est une pipelette intarissable. Il connaît tous les potins du Régiment. Le soir, dans les chambrées, les ordonnances parlent entre eux et les petits secrets sont vite connus. Massabit parle dans un sabir incroyable et écorche tous les mots, un peu comme Hasna à l'Oued Jadida aussi Antoinette se régale à le questionner.

Lorsque Massabit prend son service, le lundi matin, affichant un air mystérieux, Antoinette comprend vite que la veille il s'était passé quelque événement auquel son neveu ne devait pas être étranger.

Pressé de questions, Massabit ne tarde pas à lâcher le morceau. Véritable comédien, il roule des yeux effarés, surveillant la porte comme si Jean -qu'il craignait comme la peste- allait soudain le surprendre en pleine confidence. Il baisse alors le ton et comme l'artiste qui sent la salle prête à l'écouter, il débute son numéro.

- Ti dis rian à l'Adjidant Chif hein ! Samidi, Lambert, avec si copans il a fit la bagarre. La batroille militire li amini au boste. L'Adjidant Chif l'a guili boco Lambert. Mi attacio, ti dis rian.  Par Allah ! si Lambert i sait qui j'ti raconte i cope mon langue.

Antoinette est donc aux premières loges. Aussi, lorsqu'il arrive à Albert de venir chez sa tante pour passer une fin de semaine en famille, à 19 ans, il entend les mêmes réflexions que lorsqu'il était môme, chez eux au Camp Poublan.

Ils l'aimaient tant, Jean et Antoinette, qu'ils supportent ses continuelles incartades et les pardonnent toujours, sans que cela n'altère jamais leur affection. René le considère toujours comme son frère aîné et, pour ce gamin de 11 ans, Albert a pris la figure d'un héros, vivante incarnation du rebelle au grand cœur, coureur et bagarreur à la fois, bref, tout son contraire.

1938AntJR.jpg  Pendant ce temps, plus à l'est, un peintre prénommé Adolphe, s'était trouvé d'autres talents. Il tissait sa toile depuis 1921, avait été nommé Président à la mort du Maréchal Hindenburg et, depuis 1933 était Chancelier du Reich. 

Ce sinistre personnage nommé HITLER allait se charger de changer cette joyeuse période et nos jeunes gens faisaient bien de profiter de leur joie de vivre.

 

(à suivre)...

 

 

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